Carrière, La Controverse de Valladolid, Dialogue délibératif entre Sépulvéda et Las Casas,Eh bien ? Qu’est-ce que ça prouve ? Demande le légat… Le Cardinal accorde ce point, ne pouvant guère le discuter
Texte étudié
– Eh bien ? Qu’est-ce que ça prouve ? demande le légat.
– Éminence, cela prouve tout simplement qu’ils sont capables de penser ! De peser le pour et le contre ! Et cela très rapidement ! Aussi rapidement que nous ! Cette femme a parfaitement compris la situation, et les dangers que courait son mari. Son réflexe était signe de toute pensée supérieure !
– Satan s’appelle communément le Malin, dit Sépulvéda. Il peut inspirer à ses partisans toutes les ruses hypocrites. Le renard est rusé : Dirons-nous que son âme est immortelle et que, s’il est sauvé, il finira au paradis ?
– Mais le renard ne se bâtit pas de statues ! Ni de pyramides ! Il ne creuse pas de canaux, il va tout nu dans la broussaille, il ne paie pas d’impôts, le renard ! Et sa femelle ne le retient pas quand il risque de s’exposer !
Las Casas a vivement donné la voix. On peut croire, à certains moments, qu’il va perdre patience, laisser surgir toute sa colère – ce que sans doute le philosophe goûterait fort, car un adversaire irascible est plus facile à malmener.
– N’êtes-vous pas un renard vous-même ? demande-t-il à Sépulvéda.
Un renard philosophe, qui pour sa nourriture ronge les pages d’Aristote ? Un renard qui connaît le grec, et qui ne sait rien de la vie ? N’êtes-vous pas rusé ? Le plus rusé de nous deux ? Tout le monde ici reconnaît votre habileté. Est-ce le signe que vous appartenez au Diable ?
Le Cardinal saisit la sonnette et l’agite depuis un moment. Quand Las Casas consent à se taire, le prélat lui fait remarquer que de pareils propos portent atteinte à la dignité du débat, que l’argument ad hominem, à plus forte raison l’insolence et l’injure ne sont en aucune manière recevables.
– Dans ce cas, demande Las Casas en s’adoucissant, n’est-ce pas le soi-disant philosophe qui le premier se laissa emporter ? N’est-ce pas lui qui parla de renard à propos de créatures humaines ? Éminence, je sais que je suis irritable, c’est mon défaut et ma qualité. J’accepte votre blâme, à condition de le partager avec monsieur le professeur, puisque notre faute est la même.
– Elle n’est pas nécessairement la même, répond patiemment le prélat. Vous dites que ces indigènes sont des créatures parfaitement humaines, ce qui n’est pas sûr. Nous sommes précisément ici pour en décider, dois-je encore vous le rappeler ?
Las Casas choisit de se taire. Peut-être estime-t-il que le chemin est encore long et qu’il lui faudra ménager ses forces. Ladrada lui conseille le calme en lui tendant un verre d’eau.
Le cardinal pose une question générale :
– Qui voudrait une précision ?
Une main se lève, une voix demande :
– Est-ce qu’ils sont sensibles à la douleur ?
Las Casas repose en toute hâte son verre d’eau et se tourne vers le moine qui vient de parler.
– A la douleur ? Vous ne voudriez tout de même pas essayer ? Ici, dans un monastère ? Oui, ils souffrent ! Je peux vous assurer qu’ils souffrent comme nous. Ils se plaignent quand on les frappe.
– Les chiens et les chevaux aussi, dit Sépulvéda.
– Encore ! Mais quand donc cesserez-vous de les considérer comme des animaux ? De leur ouvrir la porte de votre petite ménagerie ? Ne voyez-vous pas qu’ils sont des hommes ?
– Une fois de plus, Éminence, dit alors Sépulvéda, mes propos sont déformés par mon adversaire. Vieille technique de dispute que dénonçait déjà Cicéron, et que je regrette très vivement de retrouver à cette place.
– Expliquez-vous donc.
– Ai-je dit qu’ils étaient des animaux ? En aucune manière. J’ai dit que le renard était rusé, et que les chiens, comme les chevaux, redoutent fort la bastonnade. Qui peut le nier ? A aucun moment je n’ai soutenu que ces hommes et cette femme sont des animaux. J’ai dit qu’ils sont humains, mais d’une catégorie inférieure. Que leur nature n’est pas l’égale de la nôtre. C’est tout ce que j’ai dit. J’ai fait simple- ment remarquer, en observant scrupuleusement toutes les leçons de la logique, que la ruse et la peur des coups ne sont pas, n’ont jamais été l’apanage de l’espèce humain. Je voudrais que note en soit prise.
Le cardinal accorde ce point, ne pouvant guère discuter.
I. Composition alternée du passage : dialogue / récit
C’est un texte comportant beaucoup d’alinéas, on est donc en présence de nombreux petits paragraphes. On remarque qu’un grand nombre de ces paragraphes commencent par des tirets : ce texte est donc un dialogue. Entre deux, on trouve quand même certains passages narratifs.
A. Le dialogue domine
On remarque une ponctuation spécifiquement tournée vers l’expression orale : il y a des questions et des exclamations. Par exemple, il y a des questions aux lignes 1, 3, 4, 5 et 10 formulées par les deux personnages principaux. Mais le prélat intervient également à la ligne 44, et une voix anonyme aussi à la ligne 46. On remarque que les répliques deviennent plus courtes en particulier à partir de la ligne 43 : cela mine l’échange encore plus nettement.
On relève aussi des verbes de paroles : « demande » lignes 1, 19, 30 et 45 ; « dit » lignes 7, 52 et 56 ; « répond » ligne 36. De plus, on trouve des expressions ou des mots qui renvoient à la notion de parole sans que cela introduise directement les répliques : ligne 15 « Las Casas a vivement donné de la voix », ligne 26 « Quand Las Casas consent à se taire », « le prélat lui fait remarquer », ligne 40 « Las Casas choisit de se taire », ligne 43 « pose une question », ligne 56 « mes propos », ligne 31 « j’ai dit », idem lignes 64, et ligne 66 « j’ai fait remarquer ».
Toutes ces notations montrent que le passage renvoie bien à un dialogue.
Il y a plusieurs locuteurs :
Le légat à la ligne 1.
Le cardinal aux lignes 36, 37, 38, 39 (cf. ligne 25 précise) + la question à la ligne 44 et la ligne 60.
Las Casas : ligne 11 à 14 (cf. précisé à la ligne 15), de la ligne 2 à 6, de la ligne 19 à 24, de la ligne 30 à 35, de la ligne 49 à 51 et de la ligne 53 à 55.
Sépulvéda : de la ligne 7 à 10, ligne 52, de la ligne 56 à 59, de la ligne 61 à 69. Ces deux derniers locuteurs dominent en quantité.
S’ajoute la voix d’un moine : ligne 45 « une voix demande ».
B. Il y a aussi des passages de récit
Il y a aussi des passages de récit dans lesquels intervient un narrateur. Il rapporte le comportement des locuteurs, notamment Las Casas. De la ligne 15 à 18, on trouve « On peut croire […] malmener » (le « on » nous laisse dans l’incertitude), il y a aussi « sans doute », « goûterait ». Cela laisse planer le suspense par rapport à l’évolution du dialogue. Aux lignes 40 et 41, il y a une analyse du silence de Las Casas. « Peut-être… » aux lignes 47 et 48 insiste sur la précipitation du locuteur « en toute hâte ». De plus, l’auteur rapporte certaines interventions aux lignes 25 à 29 ; celles du Cardinal à la ligne 43 et aussi ligne 70. On constate que les interventions du narrateur sont précises et font penser à des didascalies théâtrales (hormis lignes 26 à 29 où il rapporte les paroles du Cardinal : discours indirect). En fait tout est conçu pour que ce passage reste un véritable dialogue au style direct pas non rapporté mais se déroulant sous les yeux du lecteur devenu spectateur de la confrontation. Cela donne un aspect plus vivant au texte, le dialogue est pris sur le vif. On ne sait pas ce qui est conclu, d’ailleurs, les quelques interventions du narrateur ne viennent pas modifier cette impression. Il ne fait qu’observer. De plus, la présence du cardinal comme une sorte de « médiateur », d’arbitre, permet au lecteur de confronter ses réactions à celles du cardinal.
II. Les deux thèses en présence
A. La mise en place du débat et ses enjeux : Las Casas en opposition à Sépulvéda
1. Las Casas
A la première réplique, on voit que selon lui, les Indiens sont des humains capables de penser, de réagir et de prendre des décisions. « cela prouve » est catégorique. Il y a une certaine assurance dans ses propos comme le montrent les termes « penser », « peser le pour et le contre », « a compris » « pensée supérieure ». Il y a une accumulation du lexique de la réflexion, de l’intelligence avec une gradation de l’énumération pour renforcer.
2. Sépulvéda
Cf. la dernière réplique : selon lui les Indiens sont des humains mais d’une catégorie inférieure et d’une nature inégale à la notre. Cf. ligne 65 et les lignes 37 à 39 où il rappelle le sujet du débat.
B. L’affrontement Las Casas / Sépulvéda sur la question : les Indiens sont-ils capables d’intelligence ?
Las Casas : de la ligne 2 à 6, il y a beaucoup de phrases exclamatives qui accentuent son enthousiasme à défendre sa position. Il se fonde sur la réaction de la femme. Il se fonde donc sur une observation, une expérience, une anecdote. Cf. la ligne 5 « La situation et les dangers […] mari », « son réflexe » : ce sont des termes concrets.
Sépulvéda : il réfute l’idée en évoquant la force du diable « Satan » et sa capacité à rendre malins les animaux. Par exemple, on trouve « le renard est rusé ». Il montre de là que les Indiens, comme les animaux, peuvent être malins, mais cela ne suffit pas pour les assimiler à des humains. Les expressions « ruses hypocrites » et « renard est rusé » accentuent cette idée qui est associée à l’idée du mal avec « Satan ». Par un enchaînement logique, il montre que la ruse n’implique pas l’existence d’une âme « dirons-nous que son âme est immortelle ». Sépulvéda détruit l’association entre la réaction des Indiens et l’idée d’intelligence par cette image du renard. L’image de l’âme du renard et de son accès au paradis est ridicule et met à plat l’argument de Las Casas. C’est une sorte de logique implacable.
Las Casas répond sur le même terrain. Il attaque en soulignant ce qui différencie les Indiens des animaux, de la ligne 11 à 14 :
– A propos de la construction d’œuvres d’art et de monument : « statues », « pyramides » à la ligne 11.
– A propos de la domestication de l’eau : « il ne creuse pas de canaux » à la ligne 12.
– A propos des habitudes vestimentaires : « il va tout nu dans la broussaille » (sous-entendu que l’homme est habillé).
– A propos du civisme : « il ne paie pas d’impôts » à la ligne 13.
– A propos de la scolarité : « sa femelle ne le retient pas […] s’exposer » à la ligne 14.
Toute cette accumulation de formules négatives souligne sa réfutation, sa contestation. De plus, les exclamations montrent son indignation, par rapport à la thèse de Sépulvéda. En effet, il parle d’un ton passionné. Ces répliques sont fondées sur des exemples multiples, non sur une démonstration théoriques. C’est confirmé par la ligne 16 avec « il va perdre patience », « laisser surgir toute sa colère », « un adversaire irascible » ligne 17, « je suis irritable » ligne 33. Puis, il retourne l’argument de Sépulvéda en reprenant exactement la même logique. De la ligne 19 à 24, il dit que Sépulvéda est rusé, comme un renard (comparaison), est-il pour autant une créature de Satan ? Las Casas en vient donc à une attaque personnelle = argument ad hominem + cf. ligne 27. C’est une faiblesse que d’attaquer son interlocuteur. A la ligne 19 il y a « vous-même » et « un renard philosophe » à la ligne 20. Il parle d’un renard qui connaît le grec, mais qui ne sait rien de la vie : c’est une critique. Las Casas use de la flatterie ironique « le plus rusé de nous deux », « tout le monde (Las Casas généralise) reconnaît votre habileté ». Pour finir, il essaie d’enfermer Sépulvéda dans sa propre démonstration : c’est habile mais maladroit de s’attaquer à l’homme, comme le montre la ligne 27 avec « ces propos portent atteinte à la dignité du débat », « l’insolence et l’injure ne sont en aucune façon recevable ». La faiblesse de l’argument est clairement montrée par le médiateur.
C. Deuxième point de débat : sont-ils sensibles à la douleur ?
Ceci pose, d’une autre façon, la question de l’humanité des Indiens, cf. ligne 46.
1. Las Casas (de la ligne 49 à 51)
On voit dans ce passage la générosité, la passion de Las Casas avec « A la douleur », « Vous ne voudriez tout de même pas essayer ? » qui est une réaction indignée. Il faut aussi souligner les phrases elliptiques puis les questions marquant l’horreur, l’indignation : « Oui, ils souffrent, je peux vous assurer qu’ils… ». Ici, il affirme, mais il ne démontre pas. C’est de l’ordre du constat.
2. Sépulvéda
Il reprend la comparaison avec les animaux. Pour contester, à la ligne 52 on trouve « chiens / chevaux ». En réalité il les considère comme des animaux même s’il ne le dit pas explicitement. Cette comparaison à chaque fois le suggère même s’il s’en défend (voir les lignes 63 et 64). Dans cette dernière réplique, Sépulvéda a le dernier mot. Il est très catégorique comme le montre : « en aucune manière » ligne 61, « qui peut le nier ? » (rhétorique forte de la ligne 63), « à aucun moment » ligne 63, « c’est tout ce que j’ai dit » (constat), plus aussi « en observant scrupuleusement toutes les leçons de la logique ». L’adverbe « scrupuleusement » renforce le côté objectif + le mot « logique » montre qu’il veut se situer du côté de la raison. D’ailleurs, à la ligne 70, il confirme cet aspect : « le cardinal accorde ce point ne pouvant guère le discuter ». Il y a une apparence de logique même s’il n’a pas vraiment d’arguments pour prouver que les Indiens ne sont pas des êtres comme les autres.
La force de Sépulvéda, c’est qu’il a su dévier le débat en jouant sur les mots, mais il termine d’une façon claire et logique même s’il n’a rien prouvé.