Jean-Claude Carrière

Carrière, La Controverse de Valladolid, Dialogue entre Las Casas et Sépulvéda

Texte étudié

Après quoi il affirme avec la même fermeté :
– Oui, Éminence, les habitants du Nouveau Monde sont des esclaves par nature. En tout point conformes à la description d’Aristote.
– Cette affirmation demande des preuves, dit doucement le prélat.
Sépulvéda n’en disconvient pas. D’ailleurs, sachant cette question inévitable, il a préparé tout un dossier. Il en saisit le premier feuillet.
– D’abord, dit-il, les premiers qui ont été découverts se sont montrés incapables de toute initiative, de toute invention. En revanche, on les voyait habiles à copier les gestes et les attitudes des Espagnols, leurs supérieurs. Pour faire quelque chose, il leur suffisait de regarder un autre l’accomplir. Cette tendance à copier, qui s’accompagne d’ailleurs d’une réelle ingéniosité dans l’imitation, est le caractère même de l’âme esclave. Âme d’artisan, âme manuelle pour ainsi dire.
– Mais on nous chante une vieille chanson! s’écrie Las Casas. De tout temps les envahisseurs, pour se justifier de leur mainmise, ont déclaré les peuples conquis indolents, dépourvus, mais très capables d’imiter ! César racontait la même chose des Gaulois qu’il asservissait ! Ils montraient, disait-il, une étonnante habileté pour copier les techniques romaines ! Nous ne pouvons pas retenir ici cet argument ! César s’aveuglait volontairement sur la vie véritable des peuples de la Gaule, sur leurs coutumes, leurs langages, leurs croyances et même leurs outils ! Il ne voulait pas, et par conséquent ne pouvait pas voir tout ce que cette vie offrait d’original. Et nous faisons de même : nous ne voyons que ce qu’ils imitent de nous ! Le reste, nous l’effaçons, nous le détruisons à jamais, pour dire ensuite : ça n’a pas existé !
Le cardinal, qui n’a pas interrompu le dominicain, semble attentif à cette argumentation nouvelle, qui s’intéresse aux coutumes des peuples. Il fait remarquer qu’il s’agit là d’un terrain de discussion des plus délicats, où nous, risquons d’être constamment ensorcelés par l’habitude, prise depuis l’enfance, que nous avons de nos propres usages, lesquels nous semblent de ce fait très supérieurs aux usages des autres.
– Sauf quand il s’agit d’esclaves-nés, dit le philosophe. Car on voit bien que les Indiens ont voulu presque aussitôt acquérir nos armes et nos vêtements.
Certains d’entre eux, oui sans doute, répond le cardinal. Encore qu’il soit malaisé de distinguer, dans leurs motifs, ce qui relève d’une admiration sincère ou de la simple flagornerie. Quelles autres marques d’esclavage naturel avez-vous relevées chez eux ?
Sépulvéda prend une liasse de feuillets et commence une lecture faite à voix plate, comme un compte rendu précis, indiscutable :
– Ils ignorent l’usage du métal, des armes à feu et de la roue. Ils portent leurs fardeaux sur le dos, comme des bêtes, pendant de longs parcours. Leur nourriture est détestable, semblable à celle des animaux. Ils se peignent grossièrement le corps et adorent des idoles affreuses. Je ne reviens pas sur les sacrifices humains, qui sont la marque la plus haïssable, et la plus offensante à Dieu, de leur état.
Las Casas ne parle pas pour le moment. Il se contente de prendre quelques notes. Tout cela ne le surprend pas.
– J’ajoute qu’on les décrit stupides comme nos enfants ou nos idiots. Ils changent très fréquemment de femmes, ce qui est un signe très vrai de sauvagerie. Ils ignorent de toute évidence la noblesse et l’élévation du beau sacrement du mariage. Ils sont timides et lâches à la guerre. Ils ignorent aussi la nature de l’argent et n’ont aucune idée de la valeur respective des choses. Par exemple, ils échangeaient contre de l’or le verre cassé des barils.
– Eh bien ? s’écrie Las Casas. Parce qu’ils n’adorent pas l’or et l’argent au point de leur sacrifier corps et âme, est-ce une raison pour les traiter de bêtes ? N’est-ce pas plutôt le contraire ?
– Vous déviez ma pensée, répond le philosophe.
– Et pourquoi jugez-vous leur nourriture détestable ? Y avez-vous goûté ? N’est-ce pas plutôt à eux de dire ce qui leur semble bon ou moins bon ? Parce qu’une nourriture est différente de la nôtre, doit-on la trouver répugnante ?
– Ils mangent des œufs de fourmi, des tripes d’oiseau…
– Nous mangeons des tripes de porc! Et des escargots !
– Ils se sont jetés sur le vin, dit Sépulvéda, au point, dans bien des cas, d’y laisser leur peu de raison.
– Et nous avons tout fait pour les y encourager ! Mais ne vous a-t-on pas appris, d’un autre côté, qu’ils cultivent des fruits et des légumes qui jusqu’ici nous étaient inconnus ? Et que certains de leurs tubercules sont délicieux ? Vous dites qu’ils portent leurs fardeaux sur le dos : Ignorez-vous que la nature ne leur a donné aucun animal qui pût le faire à leur place ? Quant à se peindre grossièrement le corps, qu’en savez-vous ? Que signifie le mot « grossier » ?
– Frère Bartolomé, dit le légat, vous aurez de nouveau la parole, aussi longtemps que vous voudrez. Rien ne sera laissé dans l’ombre, je vous l’assure. Mais pour le moment, restez silencieux.
Le dominicain, qui paraît fatigué, se rassied. Le cardinal s’adresse au philosophe :
– Selon vous, la possession et l’usage des armes à feu seraient une preuve de la protection divine ?
– Une preuve très évidente.
– Cependant, les Maures possèdent des armes à feu et s’en servent très bien contre nous.
– Ils les ont copiées sur les nôtres.
Le légat semble mettre en doute cette dernière affirmation. Il essaie de se souvenir. N’a-t-il pas lu quelque part que l’usage de la poudre à canon venait des pays de l’Orient ?
Dans l’assistance, personne ne peut répondre avec précision et certitude. On préfère penser, et c’est à vrai dire plus confortable, que l’arme à feu est une invention chrétienne, comme la plupart des autres.
Et si d’aventure, comme le suggère le comte Pittaluga, l’intervention divine ne s’est pas clairement montrée dans l’invention elle-même (qui s’étala sur des siècles, à ce qu’on raconte), à coup sûr elle se manifesta en privant les Indiens, jusqu’à leur conquête, de ce type d’armes. Ainsi la pauvreté de leur équipement militaire montre non seulement l’archaïsme de leur technique, mais que Dieu les priva de toute vraie défense.
Le légat, mettant à part cette question, revient à Sépulvéda :
– Autre chose : vous rapportez les sacrifices sanglants qu’ils faisaient à leurs dieux.
– Des dieux cruels, horribles, à l’image même de ce peuple.
– Oui, oui, il s’agit bien d’une horreur démoniaque. Nous sommes tous d’accord. Mais s’ils ne sont pas des êtres humains du même niveau que le nôtre, s’ils sont proches des animaux, peut-on leur reprocher ces sacrifices ? Vous voyez ce que je veux dire ?

Introduction

Le pape a envoyé un de ses cardinaux pour trancher le débat qui oppose Sépulvéda à Las Casas. Le dominicain soutient que les Indiens sont des Hommes comme les Européens. Sépulvéda au contraire affirme que les Indiens sont nés pour être esclaves. L’étude de ce passage en trois axes est pertinente. Nous étudierons en premier lieu les deux points de vue qui s’opposent, celui de Sépulvéda d’abord puis celui de Las Casas, pour analyser en troisième partie le rôle du Cardinal et la théâtralité du texte.

I. Le point de vue de Sépulvéda

Sa thèse est introduite par la question du Cardinal : Les indiens sont prédestinés à être des esclaves.

Il appuie son argumentation sur des constatations et des exemples. Son exposé est fait d’une façon très calme car il est sûr de lui et est convaincu d’avoir raison. Il fait allusion à différents domaines:

Lignes 6 à 8 : Sépulvéda dit qu’il manque de créativité, d’ingéniosité, d’intelligence.

Lignes 8 à 13 : Ils n’ont aucun goût pour l’art, et pas de respect pour Dieu; et aussi aux lignes 19/20 en faisant allusion à des actes chrétiens.

Lignes 17/18 : Manque de fidélité conjugale.

Ligne 20 : Ils sont lâches (à la guerre).

Lignes 20 à 23 : Ils n’ont pas le sens des valeurs.

Il va imposer son jugement à l’auditoire en utilisant des adjectifs, adverbes, comparaisons, péjoratifs; ce qui enlève la neutralité de son discours. Il présente des faits mais en les interprétant, en donnant une image négative des Indiens.
Il utilise un procédé de prétérition : feindre de ne pas vouloir dire ce que néanmoins on dit très clairement, et souvent même avec foie.

Ligne 11 : Il ne revient pas sur les sacrifices mais il en parle. Cette fausse atténuation se transforme en amplification.

Dans ses opinions, beaucoup peuvent être considérés comme des préjugés :

Lignes 8/9 : leur nourriture est détestable.

Lignes 16/17 : On les décrit stupides … Utilisation du pronom indéfini « on » : Cela montre qu’il n’est pas capable de citer ses sources.

Ligne 18 : Ils ignorent de toute évidence. Il juge ici sur les apparences.

Ici, c’est plutôt Sépulvéda qui est en situation d’infériorité.

II. La contre-argumentation de Las Casas

Il va chercher à détruire la thèse de l’adversaire. Pour cela, il utilise plusieurs moyens. Au calme de Sépulvéda s’oppose fortement l’emportement et la passion de Las Casas, ce qui va lui nuire : « s’écrie », et ponctuation abondante.

Il va utiliser différents moyens (cinq au total) :

Il réfute le raisonnement adverse en mettant en valeur certaines déductions de Sépulvéda, qui sont illogiques et aberrantes (Lignes 24 à 27). Il montre que Sépulvéda déduit d’une contestation ce qui l’arrange.

Il dévoile le système de valeurs de Sépulvéda en montrant que son jugement prétendu libre n’est que préjugés (Lignes 29/30 et 35).

Il s’appuie sur l’idée de tolérance, l’acceptation de la différence. Il veut montrer à Sépulvéda la relativité des cultures : Lignes 30 à 33 avec le mot clé « différente ».

Il va démontrer que comme par hasard, Sépulvéda ne cite que le négatif. Il dénonce « les oublis ». Il va montrer ce que les Indiens ont en plus des Européens.

Il montre ainsi la mauvaise foie de Sépulvéda. Ligne 41 : « inconnu » : Cela montre que les Indiens ont quelque chose à apprendre aux Européens. Le terme « délicieux » s’oppose lui aux termes « détestable » et « répugnant » employés par Sépulvéda.

Il va démontrer à Sépulvéda que la comparaison qu’il fait sans cesse entre les Indiens et les animaux est abusive puisqu’elle induit une interprétation contentieuse. Las Casas apporte d’ailleurs (Lignes 42 à 44) une explication rationnelle pour justifier un comportement qui n’a rien d’animal.

III. La théâtralité du texte et le Cardinal

C’est un texte de théâtre dont le Cardinal est le maître du jeu.

A. La théâtralité

C’est un texte à trois personnages, qui a une structure théâtrale. Chacun des protagonistes a une position différente, influencée par l’adversaire.

L’un reste calme, sûr de lui. L’autre est beaucoup plus passionné. Et cela crée une tension dramatique.

Ce qui est d’ailleurs souligné aux lignes 3 à 5, et 14/15, qui ont valeur de didascalies.

De plus, dans la majeure partie du texte s’affrontent Las Casas et Sépulvéda.

B. Le rôle du Cardinal

Le Cardinal ne juge pas. Il écoute les deux parties et va demander des explications.

Le Cardinal cherche à maintenir une structure légale dans cette discussion où les passions s’affrontent.

A la fin, il empêche Las Casas d’interrompre Sépulvéda (légalité du temps de parole, légalité entre les deux parties.

Il joue donc le rôle d’arbitre qui se veut le plus impartial possible.

Tout au long du débat, le « légat » va rester calme.

Conclusion

L’enjeu est essentiel pour les deux protagonistes qui ont du mal à rester dans les limites de la Controverse. Pour l’un, l’enjeu est le sort des Indiens et pour l’autre, la publication de son livre (ce qui voudrait alors dire que ses théories sont reconnues). Dans cette scène, c’est plutôt Las Casas qui a l’avantage en mettant en défauts les arguments de Sépulvéda.

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