Denis Diderot

Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, Chapitre II, Les Adieux du vieillard

Texte étudié

Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta: « Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive: nous sommes innocents, nous sommes heureux; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes; tu as partagé ce privilège avec nous; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr; vous vous êtes égorgés pour elles; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon: qui es-tu donc, pour faire des esclaves? Orou! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal: Ce pays est à nous. Ce pays est à toi! et pourquoi? parce que tu y as mis le pied? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres: Ce pays appartient aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu?… Tu n’es pas esclave: tu souffrirais la mort plutôt que de l’être, et tu veux nous asservir! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi? Tu es venu; nous sommes-nous jetés sur ta personne? avons-nous pillé ton vaisseau? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux? Nous avons respecté notre image en toi.
« Laisse nous nos mœurs; elles sont plus sages et honnêtes que les tiennes; nous ne voulons plus troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières.

Note : Cet extrait s’appelle aussi « Dialogue entre A et B ».

Introduction

Bougainville navigateur parti de Nantes, est revenu en mars 1769. Il a ensuite écrit une œuvre intitulée « Voyage autour du Monde » en 1771 (goût de l’aventure mais en même temps esprit scientifique animé par les Lumières). Il avait ramené un tahitien appelé Aotourou qu’il a fait connaître à tout Paris (engouement des parisiens).
Mais Diderot est resté de glace (Philosophe du siècle des Lumières, l’un des principaux artisans de l’Encyclopédie, véritable arme contre les abus du pouvoir matérialiste ; s’intéresse à tous les arts, écrit dans tous les genres).

Œuvre : En 1772, il rédige « Supplément au voyage de Bougainville » où il explique les contraintes morales (dont la liberté sexuelle) que le cadre social fait peser sur l’individu sous la forme de dialogue. Il présente la vie des tahitiens de manière idéale ; en opposition, il considère l’attitude des parisiens corrompus, intéressés, méprisants … Thèse : Pour Diderot, le bonheur de l’homme ne peut avoir lieu que dans un cadre anarchique (sans roi, ni propriété, ni magistrat, ni prêtre …). Mais en même temps, il oppose les hommes civilisés et les indigènes. « Le Supplément au voyage de Bougainville » s’inspire des documents que le navigateur a publié à la suite de son voyage dans le Pacifique.

Situation de l’extrait : Dans ce passage, extrait du chapitre 2, Bougainville va partir, les tahitiens pleurent un vieux tahitien, qui prononce un double discours :

– Dans une première partie, il s’adresse aux tahitiens en décrivant un avenir de violence et d’esclavage

– Puis il s’adresse à Bougainville.

Idée et tonalité : Réflexion sociologique et ethnologique ; Diderot développe ici le mythe du « bon sauvage », une présentation très élogieuse de la vie exotique et primitive alors que l’attitude des colonisateurs est dépeinte sous une apparence condamnable. Opposition radicale de deux modes de vie ; les thèmes essentiels étant les contraintes morales et la liberté.

I. Discours

A. Situation de communication orale

Le discours est introduit par le passé simple : « il ajouta » et commence par l’ouverture des guillemets ligne 1 « et toi ».

Deux parties sont révélées par la ponctuation :

– Dans la première partie, plus de « ; » ce qui correspond à un constat.
– Dans la seconde partie, abondance de ? et de ! : la ponctuation est forte.

Utilisation du présent d’énonciation.

Destinataires : Le discours s’adresse à plusieurs personnes :
– L1 à 13 : Bougainville. L’interpellation à la deuxième personne est importante. Abondance du pronom personnel sujet à la deuxième personne « tu » + Adjectifs possessifs à la seconde personne + impératif.
– L13 à 15 : Orou.
– L16 : Il revient à Bougainville, mais même s’il emploie encore de façon omniprésente le « tu », il élargit ses propos à « vous » (= les européens).

Locuteur : Apparaît L.15 « moi-même ». Mais le plus souvent, utilisation de la première personne du pluriel « nous » qui inclut le locuteur et les tahitiens. Il parle donc au nom des tahitiens, même si parfois il nomme les tahitiens à la troisième personne du pluriel.

B. Rôle des interlocuteurs

1. « tu » : Bougainville

Sujet de verbe d’action au présent.

Sujet de verbe d’état.

Sujet de verbe d’affirmation.

Sujet de verbe au passé (cas le plus fréquent l4 et 5).

? Exprime la démarche, le comportement, les intentions des européens.
? Le vieillard nous fait ainsi revivre le débarquement et les actions des européens.

2. « nous » : les tahitiens

Très souvent sujet de verbe d’état au présent pour caractériser les tahitiens.

Parfois sujet de verbe d’action au passé mais dans des phrases interrogatives (indique que ces actions n’ont pas lieu).

Position de complément (les tahitiens subissent).

Position entre européens et tahitiens de dominant/dominé.

Conclusion : L’opposition irréductible entre le « nous » et « tu » correspond à deux modes de vie :

– Une civilisation barbare et destructive.
– L’éloge de la vie sauvage.

II. Discours qui prend position par rapport à deux modes de vie différents

A. Méfaits de la civilisation

1. Cruauté et violence des colons

Périphrases dépréciatives qualifiant Bougainville et à travers lui les européens : « chef des brigands » (l.1).

Il utilise un champ lexical fort : la cruauté, pour souligner l’attitude condamnable des européens avec des verbes comme « égorger », « se haïr », « asservir ».

Diderot développe également un champ lexical de la violence qui est celle des colonisateurs : « fureurs inconnues », « folles », « féroces », « teintes de votre sang ». On observe une contamination de la violence, qui s’accroît comme le montre la graduation.

La caractère nocif des européens est également mis en valeur par l’emploi du verbe « nuire » (l.3) qui montre leur mauvaise influence.

Diderot par ces champs lexicaux forts met en cause le bien fondé de la colonisation et nous présente une image des européens extrêmement brutale et sanguinaire.

2. Injustice et immoralité

L’injustice et l’immoralité dont font preuve les européens sont marquées ici par l’intrusion de la notion de possession (l.6) : « tu nous a prêché je ne sais quelle distinction entre le tien et le mien », mis en valeur par des formules lapidaires et simples ainsi que la mise en italique.

Diderot nous montre que le pouvoir et la propriété entrainent l’injustice et la jalousie : Dans les deux phrases suivantes, il met en avant par le verbe au passé composé « sont devenus » le changement vers la violence comme nous le montre le champ lexical : « allument des fureurs inconnues », « femmes folles », « féroces », « haïr ».

L’injustice se traduit par l’application de la loi du plus fort. Dès l’arrivée des occidentaux : « ce pays est à nous » (l15-16).

L’indignation du vieillard est révélée par une ponctuation forte (points d’interrogation, points d’exclamation, ex : « Ce pays est à toi ? Et pourquoi ? ») qui montre la condamnation d’un tel comportement.
Cette idée est exprimée grâce à un renversement de situation par un raisonnement hypothétique (« si ») à partir de la ligne 17 et qui montre le caractère inadmissible, illégitime du comportement des européens à l’égard des tahitiens.

L’auteur s’oppose ainsi aux lumières de la civilisation qui tentent d’imposer les colons, et rejette la colonisation qu’ils pratiquent.

B. Éloge de la vie des tahitiens

La vie des tahitiens apparaît idyllique et est présentée dans ce texte par 4 valeurs essentielles : la tolérance, l’innocence, la simplicité et la liberté.

1. Un monde d’innocence et de bonheur, dû à l’absence de propriété

Diderot présente une société où les hommes sont dans un état d’innocence et de bonheur : « nous sommes innocents, nous sommes heureux » (l.3 et 4) qui est rattachée à la notion de nature : « nous suivons le pur instinct de la nature ».

Cette innocence est due à l’absence de toute forme de propriété, énoncée par les formes simples et lapidaires « tout est à tous » (l.5), « nos femmes nous sont communes » (l.7), « distinction entre le tien et le mien » (expression mise en valeur par l’italique car ce sont des termes qui n’existent pas pour les tahitiens). Ils refusent ainsi la propriété sous toutes ses formes. L’idée de possession dans l’énonciation hypothétique montre que la propriété leur est impensable.

Ce que les européens qualifient d’ignorance est en fait l’innocence, la sagesse aidant au bonheur de la société.

2. Un monde de liberté

L’auteur défend également les concepts de liberté et de tolérance formulés dans des expressions brèves, très catégoriques : « nous sommes libres » (l.22).

La liberté se manifeste également en opposition au terme « esclavage » (refus de l’esclavage de la part des tahitiens).

3. Un monde de tolérance

La compréhension d’autrui est marquée par l’expression « nous avons respecté l’image qui est en toi ».
Mais également par le refus de violence sous forme de questions rhétoriques (lignes 26 à 30).

C’est un peuple pour lequel la violence n’existe pas, ce qui conduit naturellement à la tolérance.

Conclusion : Ce discours permet de rapprocher ces deux civilisations où Diderot, par le voix d’un vieillard dénonce une société colonisatrice, injuste, immorale et violente face à un monde libre, simple et tolérant.

III. Volonté de persuader

Discours familier (« bagatelles » l.20), oratoire qui nous donne le point de vue des sauvages (qui représentent les philosophes des Lumières). Il veut toucher l’esprit des lecteurs.

A. Assurance du ton

Le recours au passé montre que le vieillard a observé la situation avant de prendre la parole. De plus, il n’y a aucune hésitation.

Ponctuation forte :
– Les phrases exclamatives montrent le ton passionné du locuteur et son indignation.
– Il utilise également des questions oratoires à la fin de cet extrait : « Ce pays est à toi ? … Avons-nous pillé ton vaisseau ? ». Ces questions animent le discours et montrent l’assurance du vieillard. Elles attirent l’attention sur le comportement condamnable du colonisateur.

Le ton de la passion est également visible par les apostrophes (« et toi » l.1 ; nombreuses occurrences du pronom personnel sujet à la deuxième personne du singulier « tu ») et l’utilisation de l’impératif l.30 « laisse-nous » : Cette forte interpellation montre la volonté de Diderot d’attirer l’attention du lecteur.

Très grande éloquence oratoire du vieillard.

B. Jeu de symétrie

Symétrie des pronoms « tu/nous », « nous suivons … et tu », « nos … nous … sont … et tu … », « elles …, vous … », « nous …, et voilà que tu … ».

Structure qui rend un effet de balancement et de rapprochement.
Antithèses telles que : « heureux »/ »nuire », « ignorance »/ »lumière ».

Construction en chiasme qui permet de souligner une fois de plus l’opposition entre ces deux peuples que tout oppose : « elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs ».

C. Jeu des hypothèses inversées

La symétrie cherche à renforcer l’hypothèse inversée : Le vieillard met les européens à la place des tahitiens.

Forme d’irréel du présent : apparaît paradoxal, infaisable et incongru et nous appelle à réfléchir.

Conclusion : Discours spontané et construit qui touche la sensibilité du lecteur et où celui-ci est placé en situation de témoin en faveur du nous. Par de nombreux procédés oratoires, Diderot a la volonté de frapper les esprits.

Conclusion

A partir d’une situation banale : le colonialisme et la relation domination/subordination, la prise de parole d’un orateur de grande éloquence inverse les valeurs défendues par l’idéologie dominante. Ce discours a donc une réelle portée philosophique : il dénonce l’intolérance, prône la vie naturelle (dans la lignée de L’esprit des Lois de Montesquieu). Ce texte s’appuie sur toutes les ressources de l’art oratoire pour faire triompher son point de vue, celui de l’esprit des Lumières, c’est à dire le combat pour la liberté, la tolérance et l’égalité. Cette réflexion s’inscrit dans un débat du XVIIIème siècle où l’individu est au coeur d’une société dénaturée.

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