Denis Diderot

Diderot et d’Alembert, Encyclopédie, Articles réfugiés

Texte étudié

C’est ainsi que l’on nomme les protestants français que la révocation de l’édit de Nantes a forcés de sortir de France, et de chercher un asile dans les pays étrangers, afin de se soustraire aux persécutions qu’un zèle aveugle et inconsidéré leur faisait éprouver dans leur patrie. Depuis ce temps, la France s’est vue privée d’un grand nombre de citoyens qui ont porté à ses ennemis des arts, des talents et des ressources dont ils ont souvent usé contre elle. Il n’est point de bon Français qui ne gémisse depuis longtemps de la plaie profonde causée au royaume par la perte de tant de sujets utiles. Cependant, à la honte de notre siècle, il s’est trouvé de nos jours des hommes assez aveugles ou assez impudents pour justifier aux yeux de la politique et de la raison la plus funeste démarche qu’ait jamais pu entreprendre le conseil d’un souverain. Louis XIV, en persécutant les protestants, a privé son royaume de près d’un million d’hommes industrieux qu’il a sacrifiés aux vues intéressées et ambitieuses de quelques mauvais citoyens qui sont les ennemis de toute liberté de penser, parce qu’ils ne peuvent régner qu’à l’ombre de l’ignorance. L’esprit persécuteur devrait être réprimé par tout gouvernement éclairé: si l’on punissait les perturbateurs qui veulent sans cesse troubler les consciences de leurs concitoyens lorsqu’ils différent dans leurs opinions, on verrait toutes les sectes vivre dans une parfaite harmonie et fournir à l’envi des citoyens utiles à la patrie et fidèles à leur prince.
Quelle idée prendre de l’humanité et de la religion des partisans de l’intolérance ? Ceux qui croient que la violence peut ébranler la foi des autres donnent une opinion bien méprisable de leurs sentiments et de leur propre constance.

Diderot et D’Alembert, Encyclopédie

Introduction

Ce texte met en évidence l’esprit des Lumières, XVIIIe siècle (celui de la diffusion des idées, du culte de la raison et du savoir).

Comment mieux définir l’esprit encyclopédique qui anime Diderot et les cent soixante collaborateurs de cette somme monumentale qu’en disant qu’ils éprouvaient le désir, éloignant Dieu, de placer l’homme au centre de toutes les sciences et de toutes les préoccupations.

L’auteur de cet article demeure anonyme. Le texte représente bien les pensées et le rôle d’un philosophe : ce dernier se donne pour mission d’éclaircir la société, de combattre les injustices, de dénoncer l’intolérance et les absurdités. « Réfugiés », article de l’Encyclopédie, appartient au groupement de textes « Lutte contre les préjugés » (opinions préconçues). Il tend à définir la notion de réfugiés à partir d’un exemple marquant dans la société française, avec pour thème la révocation de l’édit de Nantes en 1685 et l’exil qui a suivi pour de nombreux protestants.

Cet article aurait dû être informatif et objectif, mais il possède également une visée argumentative évidente cherchant à convaincre le lecteur. L’objectif est de faire changer les choses dans le pays sur un point bien précis : la révocation de l’édit de Nantes.

I. La composition de cet article

L’article commence par la définition du mot « Réfugiés » appliqué aux protestants poussés à l’exil par la révocation de l’édit de Nantes. Cette définition souligne à la fois une contradiction (une injustice, une absurdité), à savoir l’application à une partie de la population française d’une appellation imméritée : « c’est ainsi que l’on nomme » : cette formulation correspond à une prise de distance, à un certain recul qui traduit déjà un mélange d’étonnement, d’indignation et de refus, préparant le lecteur à l’argumentation qui va suivre à partir de la ligne 5.

La structure de l’article est la suivante : tout d’abord, référence à la première ligne : histoire moderne politique. Puis vient l’argumentation : organisation des idées avec exposition de la situation ; exposition des conséquences néfastes ; enfin, l’auteur dresse le bilan.

Cet article se compose de 4 parties :

Lignes 1 à 5 : définition du mot « Réfugiés » : ligne 1 : « C’est ainsi que… » : l’auteur va donner une définition des protestants. Apparence d’article. La première partie du texte décrit donc le sort infligé à une partie de la population française par une décision politique et religieuse sordide.
Procédés d’insistance et de mise en relief : dans cette première partie du texte ; pour bien souligner l’appartenance des protestants français à la même nation que les catholiques, l’auteur évoque le sort des protestants français, « forcés de sortir de France », donc de se réfugier (chercher un asile) à l’étranger pour échapper aux persécutions éprouvées « dans leur propre patrie »… Le terme « patrie » est renforcé par l’adjectif « propre » (qui leur appartient, dont ils font partie au même titre que les catholiques… Idée renforcée par l’emploi du déterminant possessif « leur ». Voir aussi le terme « sujets » employé pour désigner les protestants à la ligne 9 : sujets du même roi – royaume – que les autres citoyens)… Le participe passé « forcés » met en relief le caractère astreignant et coercitif de la décision qui les vise et dont les conséquences sont déjà décrites et dénoncées par le choix d’un lexique négatif et péjoratif très suggestif :
– Les groupes verbaux sortir de France / chercher un asile à l’étranger / afin de se / il n’est point de bon français…

Lignes 5 à 9 : critique de la révocation de l’édit de Nantes : ligne 5 « priver » : perte de personnes intéressantes (artistes, talentueux) ; ligne 8 « il n’est point de bon français » : le philosophe n’est pas seul à être en désaccord. On commence à trouver des indices de texte. Enchaînement chronologique : « Depuis ce temps… » plus 3 passés composés (lignes 5, 6, 7) dont l’emploi traduit un autre engrenage :
– la France « s’est vue privée » de nombreux citoyens productifs… qualifiés plus loin d’utiles (« tant de citoyens utiles », ligne 9) ;
– ces citoyens ont exporté leurs talents, leur savoir-faire et leur fortune à l’étranger… (l’ennemi) ;
– l’étranger ainsi enrichi par cet apport des exilés français s’en est souvent servi contre la France… et la boucle est bouclée : cette situation provoquée par la France se retourne contre elle ;
– conclusion logique de ce constat : les « bons français » ne peuvent que déplorer cette saignée… Présent de l’indication dans une tournure impersonnelle de nature affirmative et catégorique : « il n’est point de… qui ne… », lignes 7 et 8.

Lignes 9 à 17 : dénonciation du pouvoir politique et catholique : modalisateurs péjoratifs (« assez aveugles, impudents, funeste, mauvais citoyen »). Renforce son opinion sur la perte d’hommes industrieux et utiles. L’auteur se sert à nouveau du verbe « priver ». Dénonciation du pouvoir catholique à la ligne 17 : « ils ne peuvent régner qu’à l’ombre de l’ignorance » : « ombre » en relation avec l’obscurantisme. Le texte bascule dans l’argumentation.

Ligne 17 à la fin : généralisation de la réflexion sur l’intolérance, ligne 20 : le pouvoir n’accepte pas toutes autres opinions différentes de la sienne. L’auteur propose un autre type de pouvoir : une monarchie parlementaire caractérisée à la ligne 18 par « gouvernement éclairé ».

Conclusion : cet article a une apparence d’article d’Encyclopédie mais très vite on s’aperçoit que c’est un texte argumentatif. La thèse est la suivante : la réforme de l’édit de Nantes s’avère être une perte pour le royaume de France.

II. Comment sont caractérisés les protestants ?

Analysons l’image positive des protestants au sein du texte notamment grâce aux modalisateurs mélioratifs : « français, sujets utiles, futurs citoyens » (anachronisme) ; annonce de la Révolution française.

Lignes 5 et 13 : perte pour la France car les protestants ont des qualités (artistes, talentueux, sujets utiles, industrieux).

De nombreux termes expriment le manque : priver, plaie profonde, sujets utiles (les protestants réussissaient dans les arts, les ressources – banque -, le commerce, l’artisanat).

Il utilise des arguments utilitaristes (la France a perdu des gens utiles à la patrie) : privée, sujets utiles, perte.

Valorisation des protestants =/ dévalorisation des catholiques (aveugles, imprudents, mauvais citoyens, ennemis de toute liberté de penser, esprit persécuteur, perturbateurs).

Le philosophe dénonce tous ceux qui ont approuvés la Réforme : vocabulaire de la souffrance, de la persécution ? Les protestants sont les victimes ; vocabulaire d’accusation des responsables de l’exil :
– « zèles, aveugle, et inconsidéré » : souligne un manque d’usage de la raison, un manque de réflexion.
– « honte » : au nom de l’humanité et de la raison.
– « imprudent » : manque de pudeur des hommes qui ont révoqués l’édit de Nantes.
– « intéressé » : ceux qui flattent le prince.
sur le plan moral : témoignage d’esprit d’intolérance, vocabulaire très fort pour la condamner.

Le texte se termine par l’affirmation que l’intolérance est aveugle : elle croit persuader les gens par la violence.

Définition même de l’intolérance (« qui sont », ligne 15), élargie à tous les champs de la pensée : expression de la pensée religieuse mais aussi politique, et autres formes d’expression (« les ennemis de toute liberté de pensée, parce qu’ils ne peuvent régner qu’à l’ombre de l’ignorance). L’intolérance de quelques uns à l’égard d’un plus grand nombre est donc présentée, dénoncée comme une tyrannie, une forme de dictature…

III. Comment ce texte remet en cause le pouvoir politique ?

Le philosophe dénonce directement le pouvoir politique aux lignes 12, 13, 14, et 18 : « Louis XIV en persécutant les protestants… ». Le roi est associé à l’ignorance, au refus de la liberté de penser : ligne 16, « les ennemis de toute liberté de penser ». Remise en cause du pouvoir absolu. L’auteur fait proposition de remplacer la monarchie absolue par la monarchie parlementaire, ligne 18 : « gouvernement éclairé ». L’emploi du mot « citoyen » annonce la Révolution.

C’est une totale remise en cause de l’Ancien Régime.

Sur le plan politique : mauvaise stratégie, les états qui recueillent les réfugiés deviendront des puissances qui domineront la France ; mise en accusation des rois qui ne suivent pas la loi de la raison.

Sur le plan économique : nombre de citoyens apportent arts, talents, ressources. La richesse est le peuplement, le savoir faire des citoyens. La société se complète, chacun est utile. La révocation de l’édit de Nantes est une décision déplorable ; le double emploi de la tournure superlative « la plus funeste démarche » (ligne 11) et de l’affirmation catégorique, absolue, « qu’ait jamais pu entreprendre » soulignent le caractère excessif et hautement répréhensible de la décision prise par Louis XIV, directement et nommément mis en cause à la ligne 12, en guise d’illustration (exemple, preuve), aboutissement logique des 11 lignes précédentes (Louis XIV, « en persécutant les protestants, a privé son royaume » : l’expression à connotation négative « a privé » est renforcée par le verbe au passé composé « a sacrifiés »… ce qui contribue à présenter la révocation de l’édit de Nantes comme une amputation, une saignée…). Pour mieux convaincre, l’auteur de l’article appuie sa condamnation sur une preuve chiffrée, qui insiste en outre sur le fait que le sort de beaucoup (« près d’un million de ») a dépendu d’un petit nombre de malveillants plus soucieux de leurs intérêts personnels que de la justice sociale : « les vues intéressées et ambitieuses de quelques mauvais citoyens ». Le lexique négatif et péjoratif est là pour désigner ces derniers et expliquer les vraies raisons de leur démarche, décrite lignes 15 et 16, en termes négatifs et réducteurs : « ils ne peuvent régner qu’à l’ombre de l’ignorance » (obscurantisme, qui consiste à maintenir les autres dans l’ignorance pour mieux les dominer et les exploiter… Jeu de mots : « à l’ombre de… », dans l’ombre, loin des Lumières).

Conclusion du raisonnement déployé : leçon logique à tirer de cette démonstration au conditionnel, dans le cadre d’une formulation hypothétique : évocation (ligne 17) d’une monarchie éclairée (comme en Angleterre à la même époque ?)… seule capable de « réprimer, punir l’esprit persécuteur » (ligne 16), « des perturbateurs intolérants » (ligne 17) dont la nuisance est permanente (« sans cesse », ligne 18) : cette intolérance est clairement désignée des lignes 17 à 19… « Troubler les consciences de leurs concitoyens lorsqu’ils diffèrent dans leurs opinions » : susciter la division en exploitant les différences au lieu de faire concourir ces dernières, comme autant de richesses complémentaires, à la réussite de toute nation. La fin du texte expose, comme étant un objectif souhaitable, comme un idéal à atteindre, le résultat de l’hypothèse émise : « une parfaite harmonie » (« toutes les sectes », ligne 19) de la vie sociale et religieuse, avec son inévitable corollaire, à savoir la contribution de tous les citoyens utiles à la prospérité du pays (« utiles à la patrie, ligne 20) et l’unité d’une nation rassemblée autour d’un prince respecté (« fidèles à leur prince »).

Conclusion

Cet article qui met en accusation un acte politique et ses conséquences sur la vie sociale, politique et économique d’une nation est un acte de courage. Il est également représentatif d’une époque, de l’Encyclopédie, critique des institutions, de l’intolérance religieuse, sources de conflits et d’instabilité. C’est un appel à la raison. Il y a ici un registre polémique évident. Ainsi, en persécutant les protestants, le pouvoir s’est privé d’un appui économique important et a fait preuve d’intolérance. Cet article très court constitue un appel à la conscience du lecteur dans un cadre économique et social. Cet appel à la tolérance est remarquable dans l’usage en avance du terme de « citoyen », qui est une annonce de la Révolution française de 1789, tournant décisif de l’histoire, qui verra naître la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ».

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