Fontenelle, Histoire des Oracles, La dent d’or
Texte étudié
Il serait difficile de rendre raison des histoires et des oracles que nous avons rapportés, sans avoir recours aux Démons, mais aussi tout cela est-il bien vrai ? Assurons nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait; mais enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point.
Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d’Allemagne, que je ne puis m’empêcher d’en parler ici.
En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d’or, à la place d’une de ses grosses dents. Horatius, professeur en médecine à l’université de Helmstad, écrivit, en 1595, l’histoire de cette dent, et prétendit qu’elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu’elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs. Figurez vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens, et aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens, Rullandus en écrit encore l’histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d’or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit sur la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un orfèvre l’eût examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à la dent avec beaucoup d’adresse; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre.
Rien n’est plus naturel que d’en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accommodent très bien avec le faux.
Fontenelle, Histoire des oracles, quatrième livre, La dent d’or
Introduction
L’Histoire des oracles est une œuvre de Fontenelle (1657-1757) qui a d’abord écrit des poèmes sur commande puis des œuvres de vulgarisation scientifique. Il a été élu à l’académie française et secrétaire perpétuel de l’académie des sciences. Dans l’Histoire des oracles, Fontenelle fait semblant de critiquer les croyances païennes (oracles, démons) pour en réalité critiquer la religion chrétienne et en particulier les prêtres qui entretiennent la crédulité des gens. L’extrait étudié est tiré du quatrième livre de Histoire des oracles. Dans cet extrait en trois parties, l’auteur cherche à démontrer par le biais d’une petite histoire qu’il faut vérifier les faits avant de chercher à les expliquer. On a donc un récit choisi pour convaincre le lecteur d’une idée.
I. La composition du passage
A. La structure de l’extrait
Premier paragraphe (lignes 1 à 6) : énonciation de la thèse. Cette thèse est un principe de méthode qui est expliqué à la ligne 3. D’abord, il reprend la croyance traditionnelle puis il énonce la thèse, puis il fait semblant de prendre en compte un argument sans valeur (ligne 3). Enfin, il propose sa méthode car elle permet selon lui au moins d’éviter le ridicule.
Lignes 7/8 : phrase de transition vers l’exemple.
Paragraphe 3 : L’exemple : petit récit qui sert d’exemple : les gens ont cherché les causes de cette dent d’or sans vérifier qu’elle était bien en or.
Paragraphe 4 : Conclusion générale avec à la fin une sorte d’élargissement au fonctionnement de l’esprit humain.
B. Une structure argumentative
1. Affirmation d’une thèse puis illustration par un exemple à partir duquel l’auteur tire une conclusion générale.
2. Situation d’énonciation : émetteur présent et lecteur (=récepteur). « figurez-vous » (ligne 14), plus les temps présents dans la partie discursive.
3. Vocabulaire de l’argumentation :
Connecteurs : « mais aussi », « avant que », « et », « mais enfin », « afin que », « mais », « quand », « et puis », « mais que ».
Champs lexicaux :
Ignorance : « notre ignorance », « dont la raison nous est inconnue », « qui s’accommodent très bien avec le faux ».
Raisonnement : « »rendre raison », « bien vrai », « avoir recours à », « assurons nous », « du fait … de la cause », « il est vrai », « la verité du fait », « la méthode », « la cause », « figurez-vous », « convaincu », « la raison », « les principes », « au vrai ».
Modalisateurs : « il serait difficile », « rien n’est plus normal que », « si convaincu que », « qui s’accommodent très bien », « si plaisamment », « est-il bien vrai », « tout cela », « assurons nous bien », « il est vrai que », « bien », « la plupart des gens », « que je ne puis m’empêcher de », « autant sur toutes sortes de », « prétendit », « le bruit courant que ».
II. Le ridicule des savants
Il est essentiellement mis en évidence par l’ironie.
A. Le ridicule naît des contrastes.
Ce qui les valorise :
Le nom à consonance latine ;
L’énoncé de leur titre : ligne 11 : indique que cet homme fait autorité en la matière ;
Les qualificatifs donnés à ces hommes ou à leurs oeuvres sont mélioratifs : « savant », « docte », « grand » ;
Les précisions chronologiques : « en 1593 », « en 1595 », « en la même année », « 2 ans après », « aussitôt » ;
L’ensemble fait que les savants ont l’air sérieux.
Le fait du départ est dans le flou :
C’est une rumeur : « le bruit courut que » ;
Anonymat de l’enfant ;
Explication véritable simplissime (une feuille d’or) ;
Le type d’explication théologique (divine) n’a rien de scientifique, plus le décalage dans le temps (150 ans) ;
Explication courte contrairement à la multiplication des ouvrages qui ont été faits pour expliquer le phénomène : ces savants ne sont pas en quête de la vérité mais de succès personnel.
Ce procédé de contraste permet à Fontenelle de ne pas exprimer clairement son point de vue dans l’exemple, mais de procéder par sous-entendu de manière ironique.
B. Le ridicule naît de l’ironie
Fontenelle emploie des antiphrases : « figurez-vous quelle consolation … » : il pense le contraire, c’est-à-dire que la dent ne console pas tout.
Adverbe « plaisamment » traduit la moquerie de Fontenelle et en même temps s’oppose à « malheurs » ;
Lignes 15/16 : « afin que cette dent ne manqua pas d’histoire » : moquerie sous-entendue à l’égard des historiens qui se passionnent de choses sans intérêt.
« une belle et docte réplique » : (rien de rationnel) : soit hyperbole (exagération expressive) soit antiphrase ;
Lignes 20/21 : « tant de beaux ouvrages » : beau est ironique soit car il est hyperbolique soit car c’est une antiphrase.
C. En conclusion, les principes de la méthode de Fontenelle sont :
1. Vérifier les faits (principe explicite)
2. Faire preuve de raison (principe implicite). Faire preuve de raison s’applique dans le domaine des faits qu’il faut vérifier et dans le domaine des explications : il faut raisonner et faire appel aux démons ou à la providence contrairement à ce que font les explications théologiques.
Conclusion
Fontenelle formule les démarches élémentaires d’une démonstration et dénonce l’obscurantisme. Voltaire dénoncera aussi les mêmes tendances dans Candide, Zadig et Micromégas.