Jean de La Fontaine

La Fontaine, Fables, Le Coq et la Mouche

Fable étudié

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au Soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un Coche.
Femmes, Moine, vieillards, tout était descendu.
L’attelage suait, soufflait, était rendu.
Une Mouche survient, et des chevaux s’approche ;
Prétend les animer par son bourdonnement ;
Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment
Qu’elle fait aller la machine,
S’assied sur le timon, sur le nez du Cocher ;
Aussitôt que le char chemine,
Et qu’elle voit les gens marcher,
Elle s’en attribue uniquement la gloire ;
Va, vient, fait l’empressée ; il semble que ce soit
Un Sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens, et hâter la victoire.
La Mouche en ce commun besoin
Se plaint qu’elle agit seule, et qu’elle a tout le soin ;
Qu’aucun n’aide aux chevaux à se tirer d’affaire.
Le Moine disait son Bréviaire ;
Il prenait bien son temps ! une femme chantait ;
C’était bien de chansons qu’alors il s’agissait !
Dame Mouche s’en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.
Après bien du travail le Coche arrive au haut.
Respirons maintenant, dit la Mouche aussitôt :
J’ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Çà, Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine.
Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S’introduisent dans les affaires :
Ils font partout les nécessaires,
Et, partout importuns, devraient être chassés.

La Fontaine, Fables

Introduction

Au seul examen du titre, « Le Coche et la Mouche », cette fable met en scène deux protagonistes disparates : la mouche, insecte minuscule, et régulièrement présenté comme vantard (voir « Le Lion et le Moucheron »), et un moyen de transport vaste et lourd, qui, par métonymie, réfère aussi aux voyageurs qu’il transporte ; du point de vue référentiel, ces deux protagonistes relèvent d’univers de discours différents. Ainsi, la conjonction « et » prend-elle une valeur adversative car l’association qu’elle instaure accentue le contraste entre les deux substantifs qu’elle conjoint syntaxiquement. Cet aspect disparate fondera notre examen de cette fable : quant à la disjonction comme procédé de la variété, comme l’un des fondements de l’humour, de la « gaieté » de cette fable dont l’apologue, sous la forme d’une maxime, portrait un comportement social critiquable.

I. La vivacité de la fable provient de sa variété

Cette vivacité se fonde en premier lieu sur le contraste entre la situation initiale (vers 1 à 5) et le vers 6. Les deux premiers alexandrins procèdent en effet à une accumulation emphatique, ne mentionnent qu’un circonstant de lieu, et provoquent ainsi un effet d’attente :

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,

Et de Tous les côtés au soleil exposé,

Le premier hémistiche, avec l’allitération en m et les trois nasales qui se succèdent (in, on, an), et l’emploi de la préposition dans, semble illustrer la difficulté du trajet. Le terme de « chemin » diffère de celui de route : il réfère à la matérialité d’une voie de circulation, mais non à son aménagement ; et la préposition dans semble en faire un « chemin creux », voire un chemin se creusant… L’énumération montant, sablonneux, malaisé caractérise de façon progressive le chemin : montant, avec la valeur progressive de l’adjectif verbal, réfère à la pente du « chemin », du point de vue de l’effort du groupe qui le parcourt ; sablonneux réfère assez concrètement au matériau qui constitue le chemin, mais le point de vue précédent informe cet adjectif, et en sélectionne les sèmes afférents qui réfèrent à la difficulté de circuler sur un sol qui s’enfonce, malaisé semble conclusif, tout en insistant sur la notion de difficulté à circuler sur ce chemin, qu’il explicite. Métrique et rythme illustrent cette difficulté à circuler : la césure à l’hémistiche est certes respectée, après montant, mais la syntaxe l’atténue en associant les trois épithètes, constituant ainsi, pour une  » lecture à l’œil  » soit un alexandrin continu qui par sa longueur même transcrit le point de vue du Coche, soit au contraire, si l’on prend en compte l’ensemble des coupes, un vers en 4 – 2 – 3 – 3, aussi saccadé que le piétinement de l’effort des chevaux. Cet alexandrin est  » prolongé  » par le suivant, qui lui est coordonné, et qui adopte aussi le point de vue du Coche, comme l’indique le double déterminant de tous les côtés. A la totalisation à laquelle réfère tous s’ajoute, en une perspective qui la démultiplie, l’actualisation par l’article défini (à comparer, pour ce vers, avec : de tous côtés). Le rejet au second hémistiche du syntagme prépositionnel au soleil exposé, lui-même régressif en sa « construction », clôt l’énumération et place à la rime le participe employé comme adjectif qualificatif, en épithète détachée. Du point de vue sémantique, exposé, associé par la rime à malaisé, retrouve presque sa valeur d’emploi militaire (le soleil ne darde-t-il pas ses rayons ?), ajoutant à la difficulté inhérente au chemin celle d’assauts extérieurs : le topos de l’insécurité (voleurs de grand chemin) serait-il ici évoqué par une discrète allusion ? La longue accumulation des deux premiers vers trouve sa « résolution » au vers 3, en un octosyllabe : Six forts chevaux tiraient un Coche. Du point de vue rythmique, l’effet d’attente se présente ainsi : 24 syllabes – 8 syllabes ! Mais l’effet d’attente se prolonge en deux alexandrins, équivalant chacun à une phrase syntaxique, et comportant, en un distique, une symétrie énumérative :

Femmes, Moine, Vieillards, // tout était descendu.

L’attelage suait, // soufflait, était rendu.

L’énumération progressive (même du point de vue syllabique) qui se déploie dans le premier hémistiche du vers 4 est reprise par l’anaphorique tout juste après la césure : le point de vue change et devient celui d’un témoin omniscient pour lequel le coche, malgré l’énumération analytique d’une partie de ses « constituants », devient un ensemble, objet du regard. Le vers 5 présente en effet l’autre constituant du coche : l’attelage selon une perspective globalisante (la métonymie appartient ici à la langue), en contraste avec les trois verbes à l’imparfait. Le contraste est d’ailleurs remarquable entre la valeur sécante de l’imparfait, et l’énumération, qui relève plutôt de la diégèse narrative. Mais ces imparfaits à valeur à la fois descriptive et durative, s’enchaînent en une énumération ici descriptive, et cumulative ; l’emphase propre au ternaire est aussi initiée par la diérèse de « su-ait » : l’effort est illustré par un procédé identique à celui du vers 1, quant aux coupes et césures, circularité qui prolonge l’effet d’attente, par elle-même, en revenant à la structure rythmique initiale, mais qui, également, marque la fin de la situation initiale, dès que l’on a lu le vers suivant.

Dès le premier hémistiche du vers 6, en effet, commence le récit proprement dit : Une mouche survient. La rupture est marquée par le présent de narration, certes, mais aussi par l’ellipse de tout circonstant, la « phrase » étant ici minimale : sujet – verbe. Ellipse du sujet syntaxique ensuite, pour les cinq verbes suivants. L’effet de rapidité résulte aussi de l’accumulation de six propositions indépendantes et juxtaposées en trois vers, il contribue à l’animation du récit, comme successivité de procès référents à une séquence d’actions (cf. infra). Les verbes eux-mêmes contribuent, par leur sémantisme, à cet effet d’accumulation : survient et s’approche (des Chevaux), l’un sous l’accent d’hémistiche, l’autre sous l’accent de rime, au vers 6, sont deux verbes de mouvement qui contrastent avec les trois verbes « d’état » du vers 5. La répétition de pique, dans le même hémistiche du vers 8, le premier hémistiche du vers 14 : Va, vient, fait l’empressée, contribuent aussi à l’accumulation apparemment successive qui confère sa vivacité au récit : en une phrase typographique de 11 vers, s’accumulent 11 « propositions » au présent. L’impression de rapidité, d’un récit « troussé », résulte aussi de l’insertion du point de vue de la mouche au sein même du récit, jusqu’au vers 24.

Que ce soit au style indirect, par hypotaxe donc, aux vers 9, 18 et 19, au style direct mais sans verbe introducteur, aux vers 26, 27 et 28, voire au style indirect libre vers 21 et 22. A la variété que confère au récit l’insertion des propos rapportés, celle-là ajoute sa propre variété quant à sa forme, et transcrit le point de vue de la mouche (que le conteur ne reprend pas à son compte). La première « pensée » de la mouche, vers 9, est étonnamment introduite : et pense à tout moment / Qu’elle fait aller la machine. Le complément circonstanciel à tout moment qui traduirait plutôt la continuité du mouvement du coche, est ici régi par « penser », et la valeur distributive de tout, si elle confirme l’impression d’activité incessante due à l’accumulation verbale, semble relever de l’impropriété dans la mesure où le verbe penser comporte un aspect continu ; qui plus est, ce complément conviendrait davantage au syntagme verbal suivant : elle fait aller la machine. L’auxiliaire factitif, « faire », a une valeur sylleptique : il transcrit ce que la mouche peut concevoir : elle agit de telle sorte qu’aille la machine, mais l’infinitif « aller » garde son autonomie sémantique, d’autant plus qu’il figure en construction absolue : « la machine va ». Les propos de la mouche transcrits au discours direct favorisent la vivacité, l’incise y est préférée à l’introduction : Respirons maintenant, dit la Mouche aussitôt (v. 26). L’incise, l’absence de signes typographiques habituels (guillemets), placent au premier plan, et dans le premier hémistiche, le discours attribué à la mouche. Au même plan que le récit, effectué pour grande partie du point de vue de la mouche : remarquable continuité apparente. Le discours direct prend même un aspect familier, imite l’oralité, vers 28 : Çà, messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine. Tout d’abord par l’adverbe conclusif « çà », qui rappelle sous une forme elliptique le « or çà » concluant un échange oral au moyen-âge ; ensuite par l’apostrophe « messieurs les Chevaux », dans laquelle le titre « messieurs » témoigne de l’impatience du créditeur. Plus intéressante encore est l’irruption de propos en ce que l’on peut nommer style indirect libre : Il prenait bien son temps ! (vers 21), C’était bien de chansons qu’il s’agissait ! (vers 22). L’emploi de l’imparfait est en effet conforme au temps implicite du récit (bien que celui-ci soit au présent de narration), alors que la modalité exclamative de ces deux énoncés transcrit l’état affectif de l’énonciateur (avec la répétition de l’adverbe « bien » dans cette même valeur affective : l’indignation). Il s’agit bien de discours indirect libre, respectant l’emploi des temps du discours indirect (la mouche trouva qu’il prenait bien son temps) et la modalité énonciative du discours direct (il prend bien son temps !), or la tradition grammaticale attribue aux romanciers du XIXe siècle l’usage du discours indirect libre…

La variété quant à la façon de rapporter les propos de la mouche (pensés ou « bourdonnés ») correspond à celle de l’utilisation des procédés d’accumulation, pour alentir le récit de la situation initiale, ou au contraire rendre vif celui de l’action de la mouche.

Cette variété au plan énonciatif comprend aussi l’apologue et le commentaire, vers 24. Mais elle se réalise aussi par le choix du mètre : cette fable fait alterner alexandrins et octosyllabes, les seconds en moindre proportion.

Mais l’emploi des octosyllabes répond aussi à un autre « impératif » : ils marquent les articulations. Le vers 3 énonce le prédicat de la première phrase, et condense la situation initiale : Six forts chevaux tiraient un Coche. Le vers 9, relié au précédent par un enjambement, énonce le point de vue de la mouche d’une façon burlesque (cf. infra) : Qu’elle fait aller la machine. Le vers 17 contraste, par le fait qu’il soit un octosyllabe, donc bref par rapport à l’alexandrin, avec l’importance du propos : La Mouche en ce commun besoin, il distingue aussi une nouvelle séquence : celle du discours de la mouche (vers 17 à 22). Le vers 20 transcrit un récit à deux niveaux d’énonciation : celui du conteur, narrateur omniscient, et celui de ce que la mouche peut constater, qui nourrit sa pensée. La « reprise en main » par le conteur est plus nette encore au vers 24, où les actions de la mouche sont évaluées et nommées simultanément : « cent sottises ». Différemment, dans l’apologue, les deux octosyllabes, situés entre deux alexandrins, illustrent le défaut social critiqué, de façon concrète : S‘introduisent partout dans les affaires / Ils font partout les nécessaires et constituent un petit récit, de tonalité plus générale cependant que celui de la fable, dont ils sont le contrepoint.

La variété qui caractérise l’énonciation, les points de vue, le choix du mètre, concourt aussi à la structure explicite de la fable, mais sans la lourdeur des « connecteurs » : elle rend la structure « sensible » à la lecture, à une lecture non dénuée de finesse, d’intelligence du texte, comme en témoigne l’humour qui l’irrigue.

II. Le comique relève de la « disjonction burlesque »

L’aspect comique de cette fable se fonde avant tout sur l’emploi du lexique, notamment en disjonction par rapport au référent (ou à la situation).

Ainsi la mention même de la mouche, minuscule insecte, par rapport aux six forts chevaux, au coche, voire aux voyageurs Femmes, Moine, Vieillards instaure-t-elle un contraste actanciel cocasse tant au niveau des proportions que du nombre. La comparaison avec un « sergent », vers 15, se fonde sur cette disjonction, qu’elle démultiplie habilement : il semble que ce soit / Un Sergent de bataille allant en chaque endroit / Faire avancer ses gens, et hâter la victoire. La comparaison avec le « sergent de bataille », dont la fonction équivaudrait actuellement à celle d’un lieutenant, joue aussi de la disjonction entre l’infime taille et le manque d’importance de la mouche, et la « carrure » ainsi que le rôle crucial que l’on prête au sergent. Qui plus est, le référent de ses gens, dans le contexte antérieur, est fort peu martial : ni les femmes, ni le moine, ni les vieillards n’évoquent la vigueur virile du combattant engagé sur le terrain des armes. Le vers 11 présentait aussi un exemple burlesque de cette disjonction : le char chemine. D’une part le  » char  » est un véhicule guerrier de l’antiquité ou celui du soleil, léger et rapide – et donc bien loin du lourd coche – d’autre part « cheminer », qui réfère à une progression indolente semble impropre avec « char » : la grandiloquence burlesque est de surcroît soulignée par l’allitération du « ch » initial. Victoire aussi détone par rapport au contexte narratif, il ne s’agit que d’un transport civil, sans prestige, dans l’ascension d’une côte. La grandiloquence héroï-comique de ce lexique est soulignée par la rime entre victoire et gloire : la gloire des armes ne s’acquiert pas à la conduite d’un coche ! Disjonction comique encore, pour la rime entre besoin et soin. Cette « rime pour l’œil » paraît suffisante, mais phonétiquement elle est pauvre : ce qui semble illustrer le fossé qui sépare ce que la mouche croit faire de ce qu’elle fait réellement (sans prendre en compte la trivialité de cette rime en -oin…). Ces deux termes sont également comiques : le « soin » a ici un sens fort, proche du latin « cura » : il s’agit du souci, du sens de la responsabilité, et de l’attention portée à une personne ou à un problème, notion peu compatibles avec l’action virevoltante de la mouche ; quant au « besoin », il semble qu’il y ait, par une discrète syllepse, allusion à la forme ancienne de ce terme : besoing ? besongner. Ainsi « besoin » référerait-il à la « nécessité » de l’action, tout autant qu’au fait d’agir avec vigueur. Même si l’on n’admet pas la syllepse, « besoin » reste un terme en partie impropre par rapport à son référent en situation : que le coche grimpe la côte.

Disjonction comique encore au vers 7, entre le verbe et le complément de moyen : les animer par son bourdonnement, le bourdonnement référant à un bruit monotone et de faible amplitude, en quoi peut-il contribuer à de l’animation, ou pis encore à ce « supplément d’âme » qu’évoque l’étymon d’animer ? Procédé similaire au vers 10, où la juxtaposition des deux compléments de lieu associe le timon et le nez du cocher, comme sièges ! Disjonction encore, entre bourdonnement terme « objectif » et chanter (vers 23), métaphore burlesque, aussitôt dépréciée par son complément : à leurs oreilles.
Tout aussi nettement, mais moins fréquemment, la disjonction comique constitue un élément même de l’organisation séquentielle du récit, dont elle feint de briser la cohésion.

Le vers 11, Aussitôt que le char chemine semble contredire elle fait aller la machine (9), et s’assied (10) : c’est au moment où le conteur montre la mouche immobile que le coche se met en mouvement. Car, et ici le récit est apologétique, la fable toute entière joue de la distinction entre le faire et le paraître.

Ainsi la mouche prétend animer, pense qu’elle fait…, s’attribue, fait l’empressée : par ces verbes, le conteur distingue nettement la perception de son action par la mouche, du plan événementiel. Les procès dont la mouche est l’agent et qui sont actualisés à un mode personnel (indicatif, présent de narration), sont révélateurs :

survient, s’approche, prétend, pique, pense, s’assied, voit, s’attribue ; va, vient, fait l’empressée ; se plaint ; va chanter.

Pour les quatre verbes qui réfèrent à un mouvement, ils ne concernent que celui de la mouche elle même, non celui du coche, et la juxtaposition de va, vient sans locatif, associe deux mouvements contradictoires, quant à survient et s’approche, que réunit le même vers, il ne s’agit que de la saisie à deux instants différents d’un même mouvement (du point de vue référentiel) : soit il n’y a qu’un mouvement de mentionné en réalité, en deux de ses aspects, soit deux mouvements qui s’annulent du point de vue référentiel. « Faire » qui réfère habituellement à l’action, est ici employé attributivement : fait l’empressée, ainsi la mouche n’est-elle pas « empressée », mais se contente-t-elle de « faire comme si elle l’était ». Le seul réel verbe de mouvement, va chanter est dans une position ambiguë, proche de son emploi d’auxiliaire. Les seules occurrences verbales référant à un procès actif dont la mouche serait l’agent sont celles de « piquer », au vers 7, qui réfèrent à l’action véritable du taon, et fait cent sottises pareilles, lorsque le conteur semble abréger le récit en imposant son point de vue dans sa façon de nommer les actions de la mouche déjà mentionnées, et à venir, en une formule elliptique.
C’est en arrière-plan que se « déroule » l’action, condensée par le vers 25 :

Après bien du travail le Coche arrive au haut.

Travail, mis en valeur par sa position sous l’accent d’hémistiche, est à lire en sons sens plein, « peine », « souffrance », et « effort » ; l’hiatus final « au haut » illustre à la fois le mouvement même du coche, la secousse qui l’ébranle en atteignant un « replat », mais aussi, phonétiquement, les ordres du cocher. Ainsi, loin de suivre les préceptes des doctes qui proscrivent l’hiatus, le fabuliste en utilise les ressources pour illustrer son propos.

C’est la même liberté de ton qui caractérise l’apologue, certes introduit par l’adverbe « ainsi ». Cet apologue reste très proche du récit, qu’il semble ré-dupliquer. Le syntagme « faire + le + empressé » crée un écho entre les vers 29 et 14, ce qui place sur le même plan certaines gens et une mouche (v. 6), également déterminés par un « indéfini », selon une terminologie scolaire. L’accumulation est aussi un procédé commun au récit et à l’apologue, ainsi que l’alternance entre alexandrins et octosyllabes : l’apologue acquiert ainsi l’apparence d’un récit second (proche de ceux de La Bruyère) mais l’humour y fait défaut. Les répétitions : faisant les empressés / font les nécessaires, partout / partout ont plutôt une valeur d’insistance, en même temps qu’elles illustrent l’inanité de l’action « importune » qu’elles évoquent ou caractérisent. Le dernier alexandrin révélerait même l’agacement du conteur, devenu « moraliste » :

Et, partout importuns, devraient être chassés.

L’allitération présente dans le premier hémistiche, partout importuns met en jeu des consonnes peu euphoniques et sourdes : la bilabiale explosive [p], le groupe [rt], qui s’achève sur une dentale explosive. Le dernier terme, qui clôt la fable en tant que texte, est « chassés », participe passé passif qui réfère à un acte violent, mais par sa distribution, rappelle le thème de la mouche !

Conclusion

Cette fable présente d’abord une grande liberté. Sa variété contrevient aux préceptes d’unité qu’imposent les doctes à d’autres formes. Cette liberté par rapport aux préceptes que la tradition considère comme « classiques » va jusqu’à enfreindre, par l’hiatus notamment, par de fausses impropriétés, les codes de « bon usage » de la poésie (quant à faire des alexandrins à propos d’une mouche !). La Fontaine illustre une toute autre conception de l’art poétique, adaptant les procédés au propos, se fondant sur le plaisir procuré au lecteur par la variété, par le comique, pour séduire l’intelligence du récit (qui peut rester clair en étant elliptique ou inégalement développé, voire abrégé). Cette liberté par rapport aux usages et le comique burlesque de cette fable feraient presque du fabuliste un auteur préclassique, à l’instar d’un Saint-Amant qui pouvait consacrer un sonnet au plaisir de paresser en son lit. Mais l’orientation apologétique du récit reste présente, et, en cette fable, l’apologue évoque Les Caractères, monument classique, par sa brièveté, son sens de la « pointe » au dernier vers, son aspect de portrait animé d’un défaut humain observable en société.

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