La Fontaine, Fables, Le Laboureur et ses Enfants
Fable étudié
Travaillez, prenez de la peine :
C’est le fonds (1) qui manque le moins.
Un riche Laboureur (2), sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage
Que nous ont laissé nos parents.
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l’endroit ; mais un peu de courage
Vous le fera trouver, vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’Oût.
Creusez, fouiller, bêchez ; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse.
Le père mort, les fils vous retournent le champ
Deçà, delà, partout ; si bien qu’au bout de l’an
Il en rapporta davantage.
D’argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer avant sa mort
Que le travail est un trésor.
La Fontaine, Fables, Livre V, 9
(1) capital, ressource. Manquer veut dire ici : échouer
Le travail que nous possédons est le bien qui craint le moins d’être improductif. Il est payant.
(2) le propriétaire de la terre, qui exploite lui-même ses terres.
Introduction
Pour les littéraires du XVII° siècle, il n’existe pas de modèles plus parfais que les œuvres des Anciens. Admirateur de l’Antiquité, La Fontaine s’inspire essentiellement des fables d’Esope et de Phèdre, et se présente ainsi comme le continuateur des fabulistes anciens.
« Le laboureur et ses enfants » appartenant à son premier recueil, illustre bien l’intention didactique des fables. En effet, l’auteur concilie le divertissement et la leçon de morale : comme dans toutes ses fables, il tente de pousser le lecteur à la réflexion, tout en lui offrant une histoire attrayante.
Dans celle-ci, un père fait croire à ses fils qu’un trésor est caché dans leur champ. Il se sert de leur intérêt pour l’argent pour les faire travailler sans s’en rendre compte. C’est le fruit de leurs efforts qui sera leur trésor. L’auteur cherche à nous faire prendre conscience que la richesse n’est pas forcément matérielle et qu’elle résulte du travail.
Nous verrons d’abord, de quelle façon jean de La fontaine donne vraisemblance et vivacité au récit. Puis, nous étudierons comment l’auteur montre que le travail est une activité dynamique et vitale. Enfin, nous traiterons du rapport entre le lecteur et l’auteur qui exploite son histoire pour guider le lecteur dans sa réflexion.
I. L’originalité de la fable
1. L’apostrophe du lecteur
Afin de paraître crédible, l’auteur interpelle son lecteur, il s’adresse à lui directement au vers 1 « Travaillez, prenez de la peine ».
On retrouve également cette marque d’oralité au vers 13 « vous ».
Il utilise le discours direct du vers 5 au vers 12, ce qui fait croire à un véritable dialogue. Les paroles du père sont directes, et vont à l’essentiel, ce qui participe à rendre de compte de la réalité de la scène « Remuez votre champ » au vers 10, « Creusez, fouiller, bêchez » au vers 11.
De plus, le père va mourir prochainement, il utilise donc les derniers instants de sa vie pour faire part à ses enfants d’un sujet important. L’évocation de la mort vers 3 et vers 13 nous ramène donc à la réalité. Pour persuadez ses fils, « le laboureur » emploie des termes communs « Gardez-vous « vendre l’héritage », « Un trésor », qui laissent supposer de la grandeur de la richesse que les parents ont accumulée.
D’autre part, le père a souhaité qu’aucun témoin n’écoute son dernier discours, il dévoile donc un secret considérable qui pourrait susciter de la jalousie si quiconque venait à l’apprendre.
2. La variété du récit
Pour souligner la valeur de ses propos, la Fontaine alterne les alexandrins et les octosyllabes selon l’effet qu’il veut produire.
Il joue aussi avec les rimes en mêlant toutes les dispositions croisées vers 1 à 4, embrassées vers 5 à 8 et plates vers 9 à 18.
Les vers faisant allusion à la mort, à la solennité (vers 4) ou à un dur labeur (vers 9 à 11) sont longs. Les vers courts sont utilisés pour révéler un mystère (vers 6,7), conseiller ou évoquer l’idée de richesse (vers 15, 18).
La phrase ne correspond presque jamais au vers et les effets d’enjambement (vers 13-14 et 15-16) et de rejet (vers 8-9 et 11-12) sont utilisés de nombreuses fois, ce qui donne presque une allure de prose.
Les coupes sont souvent très fortes en milieu de vers ce qui accentue l’effet et le rythme recherché, comme au vers 13 après « mort ».
Sitôt le père décédé, les enfants partent travailler dans les champs et participent à la succession et au dynamisme des actions.
II. Les recommandations du père
1. L’importance du travail
Dès le premier vers, l’impératif « travaillez » est employé, ce qui surprend le lecteur et annonce le programme animé qui vient par la suite.
On retrouve ainsi de nombreux verbes à l’impératif mis en début de vers (vers 1, 5, 10, 11) pour amplifier l’effet et notamment un rythme ternaire « Creusez, fouiller, bêchez ».
Ce rythme est d’ailleurs repris plus loin au vers 14 « Deçà, delà, partout ».
Cet écho donne une impression de travail incessant et très soutenu.
Tous ces verbes d’action rendent sensible l’impression d’efforts fournis pour accomplir le travail. Tous ces verbes forment une accumulation, à l’image du travail que fournissent les fils du laboureur pour découvrir le trésor.
2. Travail et quête du trésor
D’ailleurs, le père les prévient et leur recommande de garder « courage » au vers 8.
De nombreux termes se rattachent au vocabulaire agricole : « laboureur », « champ », « août », « creusez », « bêchez », « retournent ». Tandis que d’autres développent l’idée de fortune : « fonds », « riche », « héritage », « rapporta », « argent ».
Par conséquent, il semblerait que le travail de la terre et la richesse soit lié. L’auteur nous donne peu d’indices spatiaux et temporels.
Pourtant, ces quelques termes « nulle place » et « deçà, delà, partout » font prendre conscience de l’étendue du travail et du bouleversement que ce dernier apporte à la terre.
Les repères de temps « l’août » et « au bout de l’an » soulignent l’acharnement et la patience des laboureurs, qui déploient tous leurs moyens pour parvenir au trésor.
Une même idée est évoquée au vers 1 et 18 : l’ardeur et le dévouement déployés pour accomplir une tâche ont plus de valeur que le fruit du travail.
De cette façon, le narrateur expose le coté animé et essentiel du travail en incitant les hommes à se consacrer à cette activité.
III. L’efficacité argumentative de la fable
1. Une structure efficace
L’impact de la fable sur ses lecteurs est en partie du à la façon dont l’auteur élabore sa structure. En effet, elle s’enchaîne logiquement et chronologiquement selon les épisodes qui conduisent au dénouement.
Le récit est bref, pourtant l’auteur réussit à condenser les évènements afin de porter l’intérêt du lecteur sur le dénouement.
Ainsi, le lecteur suit les actions des personnages jusqu’au dénouement.
Celui-ci va lui dévoiler, comme aux laboureurs, le résultat d’un travail de longue haleine : l’effet de surprise est crée.
Par son discours La Fontaine cherche à enseigner la sagesse, il encourage le sentiment le plus noble : l’amour et le travail.
2. L’efficacité morale
L’efficacité morale de cette aventure s’appuie sur l’apologie du travail.
Pour exprimer ses idées les plus chères, l’auteur prête une longue tirade au laboureur. Ses propos paraissent très solennels, masquant un secret familial.
Le lecteur s’attend donc à découvrir un trésor d’une valeur exceptionnel.
En réalité, le père profite de l’avarice de ses fils pour éveiller leur curiosité et ainsi leur faire connaître les bienfaits moraux du travail.
De surcroît, ce jeu d’entreprise pousse ses enfants à collaborer, à unir leurs forces.
En fait, le laboureur ne lègue pas un bien matériel à ses enfants, mais un modèle d’instruction, que l’auteur transmet à ses lecteurs.
Conclusion
Dans cette fable, Jean de La Fontaine a su faire réfléchir le lecteur à la notion de travail, et peut être même le faire adhérer à sa conception du travail proposée par le récit.
Pour cela, il a plongé l’histoire dans une atmosphère vive et réaliste qui a permis au lecteur de s’impliquer d’avantage dans sa lecture ou même de s’identifier aux personnages.
Tout comme le laboureur a donné une leçon à ses enfants en les faisant travailler, l’auteur veut apprendre au lecteur à voir différemment l’activité de travailler.
Nous reconnaissons bien ici Jean de la fontaine qui parvient à transmettre aux lecteurs certaines valeurs morales. Les lecteurs du XVII° siècle, qui aimaient les ouvrages divertissants appréciaient donc les Fables qui instruisaient autant qu’elles amusaient.
On peut rapprocher cette fable de celle d’Esope dont La Fontaine s’est inspiré.
• Esope : Fable LXXXIII– D’un Laboureur et de ses Enfants
Un Laboureur fâché de voir la dissension parmi ses enfants, et le peu de cas qu’ils faisaient de ses remontrances, commanda qu’on lui apportât en leur présence un faisceau de baguettes, et leur dit de rompre ce faisceau tout à la fois. Ils firent l’un après l’autre de grands efforts pour en venir à bout ; mais leur peine fut inutile. Il leur dit ensuite de délier le faisceau, et de prendre les baguettes séparément pour les rompre ; ce qu’ils exécutèrent sans aucune peine. Alors il leur tint ce discours : » Vous voyez, mes enfants, que vous n’avez pu briser ces baguettes, tandis qu’elles étaient liées ensemble ; ainsi vous ne pourrez être vaincus par vos ennemis, si vous demeurez toujours unis par une bonne intelligence. Mais si les inimitiés vous désunissent, si la division se met parmi vous, il ne sera pas difficile à vos ennemis de vous perdre.