Mirandole, De la Dignité de l’Homme
Texte étudié
En fin de compte, le parfait ouvrier décida qu’à celui qui ne pouvait rien recevoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. Il prit donc l’homme, cette œuvre indistinctement imagée, et l’ayant placé au milieu du monde, il lui adressa la parole en ces termes : « Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites ; toi aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire, c’est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes supérieures, qui sont divines ».
O suprême bonté de Dieu le Père, suprême et admirable félicité de l’homme ! Il lui est donné d’avoir ce qu’il souhaite, d’être ce qu’il veut. Les bêtes, au moment de leur naissance, apportent avec elles « du ventre de leur mère » (comme dit Lucilius) ce qu’elles posséderont. Les esprits supérieurs furent d’emblée, ou peu après, ce qu’ils sont destinés à être éternellement. Mais à l’homme naissant, le Père a donné des semences de toute sorte et les germes de toute espèce de vie. Ceux que chacun aura cultivés se développeront et fructifieront en lui : végétatifs, ils le feront devenir plante ; sensibles, ils feront de lui une bête ; rationnels, ils le hisseront au rang d’être céleste ; intellectifs, ils feront de lui un ange et un fils de Dieu. Et si, sans se contenter du sort d’aucune créature, il se recueille au centre de son unité, formant avec Dieu un seul esprit, dans la solitaire opacité du Père dressé au-dessus de toutes choses, il aura sur toute la préséance.
Introduction
Nous allons étudier un texte de Jean Pic de la Mirandole intitulé De la Dignité de l’homme. L’auteur est né en 1463 et mort en 1494. Son ouvrage est un essai à forte connotation philosophique puisqu’il soulève la question essentielle, l’homme est-il le seul à définir sa nature ? Nous sommes au XVème siècle et la Renaissance se développe à travers toute l’Europe. Si elle touche tous les domaines artistiques, les lettres et la réflexion humaine sont marquées par la naissance de l’humanisme, mouvement qui place son intérêt autour de l’homme. Nous retrouvons dans cet essai, les points centraux et novateurs de l’humanisme. L’intérêt de ces penseurs pour l’homme fait ressortir la dignité qui apparaît à travers la liberté humaine. Qu’en est-il de la liberté de l’homme ? L’homme a-t-il le libre-arbitre, et quel usage peut-il faire de cette liberté ? Dans un premier temps, nous étudierons les possibilités de l’homme au sein de la création puis, en second lieu, les conséquences de l’usage de cette liberté qui fait sa dignité.
I. Les possibilités de l’homme au sein de la création
1. La dialectique créateur – créatures
Jean Pic de la Mirandole s’interroge sur la place de l’homme au sein de la création. Il imagine un discours avec le créateur. Le texte à cet effet s’ouvre sur une allégorie de la création divine, « le parfait ouvrier » qui peut faire penser au « démiurge » de Platon responsable de la création avec tout ce que cela suppose au niveau universel ; il s’agit d’envisager la place de l’homme au monde sur la volonté du « parfait ouvrier » qui « décida ». La dialectique est d’emblée posée, le créateur face à ses créatures qui bien que multiples, innombrables sont désignées par « l’homme » qui englobe le genre humain ou encore l’homme porteur d’humanité, représentant de son espèce. L’homme fait également l’objet d’une périphrase « une œuvre imagée » qui renvoie à la dialectique du créateur tout puissant et de sa créature. « Imagée » répond au sens biblique, c’est-à-dire, l’homme créé à l’image de son créateur, Dieu le père tout puissant donnant vie. Il n’est pas ici question de la création du monde, l’homme est « placé au milieu du monde », c’est à ce niveau du texte que s’ouvre le discours imaginaire du créateur sur la question de la place de l’homme au monde. L’homme est en fait, le premier homme sur terre, Adam auquel Dieu s’adresse, « il lui adressa la parole en ces termes ».
2. Le libre-arbitre : la liberté totale de choix
L’auteur fait ressortir la place unique tenue par l’homme au sein de la création. Le discours imaginé du créateur met en valeur cette position du genre humain dans le monde. Il faut envisager les possibilités de l’homme au monde. De quelles possibilités dispose t-il ? Est-il libre ? Adam est ici le premier homme représentant de l’humanité, interlocuteur de Dieu. Il est l’image, le symbole de l’humanité toute entière. Il occupe cependant une position intermédiaire de laquelle il doit examiner « tout ce qui se trouve dans le monde alentour » au nom du « pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence ». Mais qu’en est-il de l’homme ? Il nous apparaît libre dès le début du discours. L’homme est remis à son jugement. La création d’un être totalement libre fait dire que l’homme ne fait l’objet d’aucun déterminisme. Adam reçoit de Dieu son existence d’homme sans pour autant avoir une essence d’homme définie : « Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée ». C’est donc à l’homme de se faire sur le modèle de son choix, sa liberté est exclusive, totale. Il peut se constituer en acte et faire ce que bon lui semble de son essence pour devenir un homme vertueux, courageux, travailleur etc. ou le contraire. L’homme reçoit de Dieu son existence et en s’actualisant, il façonne son essence c’est pourquoi l’antithèse « dégénérer ou régénérer » suggère l’idée selon laquelle l’être humain peut se constituer dans le mal « en formes inférieurs qui sont bestiales » comme dans le bien, « te régénérer en formes supérieures qui sont divines ». Les choix sont classés en deux catégories qui par analogie sont celles qui rapprochent ou éloignent du divin ? L’arme dont dispose l’homme pour affirmer son essence dans le sens d’une régénération est « l’esprit » en tant qu’il détient le pouvoir décisionnaire, à l’origine du libre arbitre.
Si l’homme échappe au déterminisme pour exercer pleinement sa liberté, comment peut-il se constituer en tant qu’être libre et digne ?
II. Les conséquences de l’usage de la liberté et la dignité de l’homme
1. Les classifications des êtres
Nous voyons l’homme se définir comme être libre, non déterminé au niveau de son essence ce qui lui vaut d’être opposé par ce qu’il peut avoir « avoir ce qu’il souhaite » et être, « être ce qu’il veut » aux animaux. Le déterminisme semble en effet annihiler toutes les formes de liberté chez les bêtes qui contiennent déjà à l’état latent tout ce qu’elles peuvent développer par la suite. Elles n’engendrent que ce qui préexiste déjà, « les bêtes au moment de leur naissance, apportent avec elles ce qu’elles possèderont ». Le futur insiste sur la fatalité de cette exécution. Nous apprenons à l’opposé, que les esprits supérieurs sont « destinés à vivre éternellement ». Quant à l’homme, la liberté dont il jouit rend son développement plus subtile car il repose sur des choix arbitrairement décidés et mis en exercice.
2. L’homme digne par la liberté
L’homme a été conçu dans la plus grande liberté, il n’est ni apparenté à l’animal, ni aux esprits supérieurs. Comment se constitue t-il libre ? Comment son essence prend elle forme en fonction du pouvoir arbitraire de sa liberté de choix ? Qu’en est-il de l’homme naissant ? Il semblerait que ce dernier reçoive du Père « les semences » et les « germes » de toute sorte de telle façon qu’il puisse actualiser son essence en fonction de ses choix. Ainsi, les germes qui seront cultivés se « développeront et fructifieront en lui ». C’est par conséquent, le choix de l’homme qui le détermine. Ainsi les germes végétatifs font devenir plante, les sensibles engendrent la bête. Si l’homme parvient à actualiser ce qui est rationnel à l’état latent, il deviendra un être céleste ». Les intellectifs feront de lui un ange et un fils de Dieu. C’est en faisant valoir la partie la plus haute, l’intellective de son être que l’homme potentialise ses capacités à s’élever comme être humain au sens fort du terme et à s’approcher de Dieu. Nous avons donc parmi les choix à faire, des rapports de supériorité, un hiérarchie des valeurs dans la constitution de l’homme et son ascension « divine » qui font sa dignité. Un homme digne est donc un homme qui fait les bons choix.
Conclusion
Ce texte a une fonction didactique évidente. Ses connotations sont philosophiques par la problématique qu’il soulève. Jean Pic de la Mirandole nous initie à la question de la liberté en tant que liberté de choix constituant l’homme jusqu’à devenir digne et proche de Dieu. Nous voyons donc que la réflexion est marquée par la naissance de l’humanisme du fait de son intérêt pour la nature de l’homme. Cela n’est pas sans évoquer l’ouvrage de Jean Paul Sartre qui, quelques siècles plus tard, écrira L’existentialisme est un humanisme, proposant ainsi une étude l’homme libre du point de vue de son essence et de son existence.