François de La Rochefoucauld

La Rochefoucauld, Recueil des portraits et éloges, Autoportrait

Texte étudié

Je suis d’une taille médiocre, libre et bien proportionnée. J’ai le teint brun mais assez uni, le front élevé et d’une raisonnable grandeur, les yeux noirs, petits et enfoncés, et les sourcils noirs et épais, mais bien tournés. Je serais fort empêché à dire de quelle sorte j’ai le nez fait, car il n’est ni camus ni aquilin, ni gros, ni pointu, au moins à ce que je crois. Tout ce que je sais, c’est qu’il est plutôt grand que petit, et qu’il descend un peu trop bas. J’ai la bouche grande, et les lèvres assez rouges d’ordinaire, et ni bien ni mal taillées. J’ai les dents blanches, et passablement bien rangées. On m’a dit autrefois que j’avais un peu trop de menton : je viens de me tâter et de me regarder dans le miroir pour savoir ce qui en est, et je ne sais pas trop bien qu’en juger. Pour le tour du visage, je l’ai ou carré ou en ovale ; lequel des deux, il me serait fort difficile de le dire. J’ai les cheveux noirs, naturellement frisés, et avec cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre en belle tête. J’ai quelque chose de chagrin et de fier dans la mine ; cela fait croire à la plupart des gens que je suis méprisant, quoique je ne le sois point du tout. J’ai l’action fort aisée, et même un peu trop, et jusques à faire beaucoup de gestes en parlant. Voilà naïvement comme je pense que je suis fait au-dehors, et l’on trouvera, je crois, que ce que je pense de moi là- dessus n’est pas fort éloigné de ce qui en est. J’en userai avec la même fidélité dans ce qui me reste à faire de mon portrait ; car je me suis assez étudié pour me bien connaître, et je ne manque ni d’assurance pour dire librement ce que je puis avoir de bonnes qualités, ni de sincérité pour avouer franchement ce que j’ai de défauts.

De La Rochefoucauld, Recueil des portraits et éloges

Introduction

De La Rochefoucauld est un moraliste qui présente une vision pessimiste de l’espèce humaine. Mais il a surtout fréquenté les milieux de la Cour (hypocrisie). Cet autoportrait de « Recueil de portraits et éloges » est publié en 1659. On a seulement une présentation de son portrait physique.

I. Un autoportrait organisé

Le genre autobiographique est mis en valeur par l’emploi du « je ». Le sujet qui parle et celui qui est décrit est la même personne : Ligne 21, « je me suis assez étudié ». C’est comme si celui qui parle décrit ce qu’il voit dans le miroir (ligne 10).

D’abord il donne :

L’allure générale : Ligne 1, la silhouette ;
Une série de gros plans sur le visage de haut en bas : le front, le yeux, le nez, la bouche, les lèvres, les dents, le menton ;
La forme du visage ;
On remonte aux cheveux ;
Vision générale de la tête.

On va de l’ensemble de la silhouette à l’ensemble du visage en passant par les détails du visage. Tout est donc très bien organisé.

La Rochefoucauld insiste sur :

La taille ;
La forme ;
La couleur.

Et ceci à l’aide des verbes être et avoir. Ce qui lui importe dans sa description, c’est d’être objectif :

Taille : médiocre, raisonnable, petit, gros, grand et petit, épais.
Deux tailles différentes : ou c’est grand ou c’est petit.
Forme à propos du nez : camus, aquilin, pointu.
Forme à propos du visage : carré, ovale.
Couleurs assez restreintes : brun, noir, rouge (les lèvres), blanc (les dents). Les couleurs sont sans nuance, très tranchées.

Ce qui est décrit sont des éléments visibles par tous. Malgré cela le portrait reste très imprécis à cause de plusieurs facteurs.

II. Un portrait imprécis

La Rochefoucauld avoue son incapacité à se décrire : il affirme qu’il ne peux pas donner certains détails (lignes 4, 5, 11, 12/13).
Il ne sait pas trop sur certains détails. Il a beaucoup de difficultés à être précis.

Série de négations : « ni … ni … ». Elle laisse un flou complet sur les détails du visage. La Rochefoucauld a du mal à trancher. Est-ce par désir d’objectivité ? Ou alors est-ce tout simplement parce qu’il n’arrive pas à trancher ?

Beaucoup d’ adverbes d’atténuation, de modalisateurs qui rendent le portrait flou : « assez » (lignes 2/7/14/21), « un peu trop » (nez, menton, lignes 7/9), « passablement » (dents, lignes 8/9), « jai quelque chose » (ligne 15).

La Rochefoucauld fait aussi appel à des avis étrangers : « on m’a dit » (ligne 9), « cela fait croire … » et « quoique je ne le sois point du tout » (ligne 16). Il y a une différence entre ce que les gens perçoivent et la réalité, d’où la difficulté de faire son autoportrait.

En effet, la vision que l’on a de soi passe par le regard des autres. Il y a une distorsion complète entre l’image qu’il a de lui et celle que les autres perçoivent.

III. L’autoportrait : tâche difficile et révélatrice

Se note par :

Le ton assuré (impression d’actualité, d’assurance) ;
L’emploi du présent d’actualité ;
La fin du texte (lignes 18 à 22).

Ce ton montre qu’il est bien décidé à parler de lui.

Est-ce un manque de sincérité ? Car on peut relever dans le texte plusieurs paradoxes, contradictions, ambiguïtés :

Lignes 4/11/13 : D’un côté on a ce côté d’incapacité mais à la ligne 22 il déclare qu’il est assez étudié pour se décrire.

Il mélange deux niveaux de description :
Dans la quasi-totalité du texte, il décrit ce qu’il voit (allusion au miroir) ;

Il fait allusion à des jugements : ligne 18 : son jugement : il fait intervenir ce qu’il pense de lui. Cela enlève ce qu’il y a de sincérité dans son portrait. C’est une interprétation subjective et cela remet en question ses aveux d’incapacité.

Sur des éléments concrets (le physique), on a du mal à parler de soi, alors il est encore plus dur de parler de son caractère.

On a l’impression qu’il essaie de faire coïncider l’image qu’il pense que les autres ont de lui et celle qu’il a de lui-même (ligne 11), ce qui enlève une part de sincérité. Ligne 18/19 : « on trouvera » : le « on » renvoie aux autres.

Le portrait n’est pas uniquement un soucis d’objectivité. Il essaie de ne pas décevoir ceux qui le connaissent et ceux qui le liront.

L’autobiographie : ce texte est révélateur de la difficulté du genre littéraire.
Un autoportrait n’est jamais une reproduction exacte car il passe par un regard intérieur qui est déformant et subjectif.

La seule allusion au caractère révèle la distorsion entre le jugement porté par les autres et ce que l’on pense être, soi-même (lignes 15/16).
L’auteur souligne que ce que l’on est passe aussi par le regard des autres.

Conclusion

La part consacré au portrait physique et la démarche adoptée laissent penser que ce n’est pas là l’essentiel pour l’auteur. Pour lui ce qui importe est la façon dont il se voit par rapport à ce que les autres voient de lui. Dans le contexte mondain où La Rochefoucauld évolue, cet autoportrait pose le problème des apparences, des masques.

Tags

Commentaires

0 commentaires à “La Rochefoucauld, Recueil des portraits et éloges, Autoportrait”

Commenter cet article