Romain Gary

Gary, La Promesse de l’Aube, Chapitre 1

Texte étudié

Je l’ai vue descendre du taxi, devant la cantine, la canne à la main, une gauloise aux lèvres et, sous le regard goguenard des troufions, elle m’ouvrit ses bras d’un geste théâtral, attendant que son fils s’y jetât, selon la meilleure tradition.

J’allai vers elle avec désinvolture, roulant un peu les épaules, la casquette sur l’œil, les mains dans les poches de cette veste de cuir qui avait tant fait pour le recrutement de jeunes gens dans l’aviation, irrité et embarrassé par cette irruption inadmissible d’une mère dans l’univers viril où je jouissais d’une réputation péniblement acquise de « dur », de « vrai » et de « tatoué ».

Je l’embrassai avec toute la froideur amusée dont j’étais capable et tentai en vain de la manœuvrer habilement derrière le taxi, afin de la dérober aux regards, mais elle fit simplement un pas en arrière, pour mieux m’admirer et le visage radieux, les yeux émerveillés, une main sur le cœur, aspirant bruyamment l’air par le nez, ce qui était toujours chez elle un signe d’intense satisfaction, elle s’exclama, d’une voix que tout le monde entendit, et avec un fort accent russe :

– Guynemer ! Tu seras un second Guynemer ! Tu verras, ta mère a toujours raison !

Je sentis le sang me brûler la figure, j’entendis les rires derrière mon dos, et déjà, avec un geste menaçant de la canne vers la soldatesque hilare étalée devant le café, elle proclamait, sur le mode inspiré :

– Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele d’Annunzio, Ambassadeur de France- tous ces voyous ne savent pas qui tu es !

Je crois que jamais un fils n’a haï sa mère autant que moi, à ce moment-là. Mais, alors que j’essayais de lui expliquer dans un murmure rageur qu’elle me compromettait irrémédiablement aux yeux de l’armée de l’air, et que je faisais un nouvel effort pour la pousser derrière le taxi, son visage prit une expression désemparée, ses lèvres se mirent à trembler, et j’entendis une fois de plus la formule intolérable, devenue depuis longtemps classique dans nos rapports :

– Alors, tu as honte de ta vieille mère ?

D’un seul coup, tous les oripeaux de fausse virilité, de vanité, de dureté, dont je m’étais si laborieusement paré, tombèrent à mes pieds ; j’entourai ses épaules de mon bras, cependant que, de ma main libre, j’esquissais, à l’intention de mes camarades, ce geste expressif, le médius soutenu par le pouce et animé d’un mouvement vertical de va-et-vient, dont le sens, je le sus par la suite, était connu des soldats du monde entier, avec cette différence qu’en Angleterre, deux doigts étaient requis là où un seul suffisait, dans les pays latins – c’est une question de tempérament.

Je n’entendais plus les rires, je ne voyais plus les regards moqueurs, j’entourais ses épaules de mon bras et je pensais à toutes les batailles que j’allais livrer pour elle à la promesse que je m’étais faite, à l’aube de ma vie, de lui rendre justice, de donner un sens à son sacrifice et de revenir un jour à la maison, après avoir disputé victorieusement la possession du monde à ceux dont j’avais si bien appris à connaître, dès mes premiers pas, la puissance et la cruauté.

Introduction

Nous allons étudier un extrait de « La Promesse de l’aube » de Romain Gary. Nous pourrions donner à ce passage le titre suivant, « visite de sa mère, rencontre d’une mère et d’un fils ». C’est un texte d’anticipation, d’engagement si l’on se réfère à la promesse que l’auteur s’est faite à lui-même, « je pensais à toutes les batailles que j’allais livrer pour elle, à la promesse que je m’étais faite à l’aube de ma vie, de lui rendre justice ». Le premier paragraphe correspond au retour, le second au début du récit marqué par le passé, il doit avoir environ 20 ans. Dans un premier temps, nous allons étudier la rencontre d’une mère et de son fils, en second lieu, la prise de conscience de Romain Gary, puis en dernier point, nous dégagerons les caractéristiques de l’autobiographie, de ce récit rétrospectif.

I. La rencontre d’une mère et d’un fils

1. Un contexte peu favorable

Le texte s’ouvre sur la visite impromptue de sa mère, « irruption », qui implique une entrée avec effraction ainsi que le suggère, « le bras tendu » et la passivité de Romains Gary qui ne fait que subir l’action. La scène se situe devant la cantine, devant le café, lieu où il y a foule. Cette dernière est composée d’hommes « virils » scrutant la scène avec attention, « sous le regard », la notion de collectivité est traduite par la « soldatesque », la connotation est péjorative, la moquerie domine. Nous avons une juxtaposition de termes familiers comme par exemple, « s’y jetât », subjonctif imparfait imposé par la concordance des temps. Il s’autorise la petite vulgarité et maîtrise la langue, nous avons un effet d’amplification avec la coupure dans la phrase, « aux yeux de l’armée de l’air » .

2. La description physique

Nous sommes en présence d’une personne âgée ayant une canne dont elle se sert, « geste menaçant », « la cigarette » donne une impression de discordance. La voix est sonore ainsi que le suggèrent les verbes s’exclamer et proclamer. La parole est rapportée au discours direct, « avec un fort accent russe », cet élément retient l’attention. Ses gestes sont spectaculaires, ils expriment ses sentiments, l’amour, « m’ouvrit ses bras », la joie, « main sur le coeur » et la fierté qui est connotée par le pas en arrière. La manifestation extérieure est hyperbolique. La fierté s’entend dans les paroles, « tous ces voyous », elle établit une très nette différence entre son fils et les autres.

3. Conséquences de l’arrivée impromptue

La prise de conscience est marquée par l’expression « d’un seul coup » qui crée un effet de contraste et une opposition. Le fils est ennuyé, embarrassé. Le jeu de scène nous renseigne sur ses intentions. Nous pouvons mettre en avant le contraste entre l’attitude de la mère, démonstrative et bavarde avec l’intention de valoriser son fils et celle de son fils, irrité et muet. La froideur du fils souhaitant rester dans l’ombre se traduit par « le murmure orageux. Il se livre à une manœuvre, il tente de « la pousser derrière le taxi » mais c’est n échec, « tenter en vain ». La mère parvient à déjouer la tactique de son fils.

II. Prise de conscience de Romain Gary

1. La vie dans le monde viril

Dans le deuxième paragraphe, la description est calculée, il s’agit de produire certains effets avec la casquette, les mains dans les poches, la veste de cuir, l’attitude à prendre en photo. Le regard des autres compte beaucoup pour sa réputation, « péniblement » acquise, c’est une sorte de code. « La froideur amusée » contraste avec la gêne du fils qui souhaite jouer un rôle auprès de ses camarades. La mère enlève le masque et le dénude.

2. Influence de la mère

Elle manifeste ses sentiments. « Je crois que » marque la réaction à l’effort de son fils. Le verbe « tremble » reflète sa fragilité apparente. Elle fait valoir la culpabilité auprès de son fils. Nous pouvons également souligner les tournures interrogatives et l’insistance sur l’âge avancé avec l’expression « ta vieille mère ».

3. Prise de conscience

Nous avons l’expression de temps, le passé simple qui traduit la rapidité, d’abord d’un regard puis la critique sur le monde viril. La fausse virilité est mise en évidence par « oripeaux » qui dénonce la réputation de « durs ». L’adverbe de manière « laborieusement » insiste sur l’apparence, le déguisement travaillé dans un but bien précis, le vocabulaire est très théâtral. L’acceptation du lien affectif qui l’unit à sa mère se traduit par le geste de témoignage d’amour, il l’entoure de son bras, il choisit sa mère contre ses camarades.

III. Caractéristiques de l’autobiographie, récit rétrospectif

1. Mise à distance

La scène est racontée longtemps après, le constat est transcrit par des caractéristiques. Nous constatons que Romain Gary met de la distance entre lui et sa mère, il la montre telle qu’elle est à ce moment, il utilise des tournures qui généralisent. A la fin du premier paragraphe, la scène est typique des relations mère fils, il y a un passage à la troisième personne. Ce dernier a un effet de généralisation, dans le troisième paragraphe, nous avons une description des attitudes, « aspirant bruyamment l’air par le nez, ce qui était toujours… », l’adverbe « toujours » donne un effet d’accentuation des particularités de sa mère. On passe d’une scène au portrait.

2. Prise en compte du destinataire

Il compte être lu par quelqu’un d’extérieur. L’insistance sur les motivations vestimentaires est humoristique, « cette veste de cuir ». Il s’agit de séduire, une complicité s’instaure avec le lecteur. Nous avons une longue explication de son geste à ses camarades, ce geste sort du récit, il a un effet d’anticipation. Les tirets isolent la remarque « question de tempérament » et accentue la connivence avec le lecteur, le geste peut paraître vulgaire, mais il n’est dit vulgairement. Cela crée une complicité avec les hommes alors qu’avec les femmes on a un effet de vantardise, les objectifs humoristiques désamorcent l’émotion pour éviter de sombrer dans le sentimentalisme.

Conclusion

Cet extrait ouvre le livre sur le thème essentiel, la relation mère fils, relation que rien ne peut démentir. La scène est déterminante, ce qui justifie le titre expliqué dans le deuxième paragraphe. L’accent est mis sur les batailles à livrer pour sa mère, à la promesse. L’engagement est renouvelé, nous avons celui de l’enfant et celui de l’adulte. Les batailles ont un effet d’anticipation caractéristique de l’écriture autobiographique. Le début de l’autobiographie est une scène emblématique des relations par l’amour, la confiance.

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