Gary, La Promesse de l’Aube, Chapitre 21
Texte étudié
Je sentis qu’il fallait me dépêcher, qu’il me fallait en toute hâte écrire le chef-d’œuvre immortel, lequel, en faisant de moi le plus jeune Tolstoï de tous les temps, me permettrait d’apporter immédiatement à ma mère la récompense de ses peines et le couronnement de sa vie.
Je m’attelai d’arrache-pied à la besogne.
Avec l’accord de ma mère, j’abandonnai provisoirement le lycée et m’enfermant une fois de plus dans ma chambre, me ruai à l’assaut. Je plaçai devant moi trois mille feuilles de papier blanc, ce qui était, d’après mes calculs, l’équivalent de Guerre et Paix, et ma mère m’offrit une robe chambre très ample, modelée sur celle qui avait fait déjà la réputation de Balzac. Cinq fois par jour, elle entrouvrait la porte, déposait sur la table un plateau de victuailles et ressortait sur la pointe des pieds. J’écrivais alors sous le pseudonyme de François Mermont. Cependant comme mes œuvres m’étaient régulièrement renvoyées par les éditeurs, nous décidâmes que le pseudonyme était mauvais, et j’écrivis le volume suivant sous le nom de Lucien Brûlard. Ce pseudonyme ne me paraissait pas non plus satisfaire les éditeurs. Je me souviens qu’un de ces superbes qui sévissait alors à la N. R. F, à un moment où je crevais de faim à Paris, me retourna un manuscrit avec ces mots ; « prenez une maîtresse et revenez dans dix ans ». Lorsque je revins, en effet dix ans plus tard, en 1945, il n’était malheureusement plus là ; on l’avait déjà fusillé.
Le monde s’était rétréci pour moi jusqu’à devenir une feuille de papier contre laquelle je me jetais de tout le lyrisme exaspéré de l’adolescence. Et cependant, en dépit de ces naïvetés, ce fut à cette époque que je m’éveillai entièrement à la gravité de l’enjeu et à sa nature profonde. Je fus étreint par un besoin de justice pour l’homme tout entier, qu’elles que fussent ses incarnations méprisables ou criminelles qui me jeta enfin et pour la première fois au pied de mon œuvre future, et s’il est vrai que cette aspiration avait, dans ma tendresse de fils, sa racine douloureuse, tout mon être fut enserré peu à peu dans ses prolongements, jusqu’à ce que la création littéraire devînt pour moi ce qu’elle est toujours à ses grands moments d’authenticité, une feinte pour tenter d’échapper à l’intolérable, une façon de rendre l’âme pour demeurer vivant.
Introduction
Nous allons étudier un extrait de « La Promesse de l’aube » de Romain Gary, tiré du chapitre XXI. Le passage nous informe de sa décision d’entamer une carrière d’écrivain. Il va définir la fonction de la création littéraire, pourquoi écrit-on, pourquoi s’engage t-on intellectuellement ? Il définit la progression dans son travail d’écrivain et insiste sur la notion d’énergie et d’enthousiasme, ainsi que son acharnement et les difficultés rencontrées. Il ne se remet pas en cause en temps qu’écrivain mais au niveau de ses pseudonymes. Il s’autocritique avec le recul. Nous avons donc une certaine distance, un regard globalement amusé ; dans le but d’étudier ce passage, nous verrons dans un premier temps, le début d’un écrivain qui entre en littérature, puis, en second lieu, nous analyserons le regard amusé que porte Romain Gary sur cette époque.
I. Les débuts d’un écrivain qui entre en littérature
1. Un contexte relativement conventionnel
Il ressent un besoin d’isolement, « j’abandonnai provisoirement le lycée, et, m’enfermant une fois de plus dans ma chambre ». Nous avons l’image de l’écrivain retiré, « le monde s’était rétréci pour moi jusqu’à devenir une feuille de papier ». La feuille blanche symbolise l’abstraction du monde extérieur. La mère se fait discrète, « elle entrouvrait la porte, déposait sur la table… et ressortait sur la pointe des pieds ».
2. L’enthousiasme pour écrire
Le vocabulaire est très imagé, les images sont guerrières, ce qui connote sa détermination, sa volonté de réussir et de percer dans le domaine de l’écriture. L’idée de combat au sens fort domine dans le dernier paragraphe, « feuille de papier… je me jetais ». C’est un combat avec la matière. L’expression est utilisée par les artistes. Jamais Romain Gary ne se décourage, c’est pourquoi, il préfère changer de pseudonyme à plusieurs reprises que de se remettre en question.
3. Les motivations qui tiennent de sa mère
Le sentiment d’urgence apparaît dans le premier paragraphe, « me dépêcher » sa hâte transparaît à travers l’adverbe de manière, « immédiatement ». La répétition de « fallait » traduit l’idée de nécessité. Nous comprenons que l’auteur souhaite à ce moment là devenir écrivain pour faire plaisir à sa mère. Les motivations apportent « la récompense de ses peurs », il établit une sorte de justice, « le couronnement de ses peines ». Cependant sa motivation essentielle reste « la tendresse de fils ». Il déclenche et amène une réflexion plus générale sur la création littéraire et sur sa vie.
4. La fonction littéraire
Il met en évidence ce moment, « ce fut ». C’est un éveil, une seconde naissance, on le devine pris par le besoin essentiel d’écrire, de « tout mon être ». Il est en quête de création littéraire comme on est en quête de justice. Il nous donne la définition de la création littéraire, « pour moi… ». Il insiste sur l’idée qu’on n’y échappe pas mais on essaye. L’idée d’un recommencement avec implicitement le risque infinitésimal de l’échec domine le passage, l’échec fait partie des possibles, le combat se poursuit, l’écrivain est confronté à son adversaire le plus sanglant, lui-même.
Les débuts d’un écrivain en quête de littérature nous amène à analyser le regard et le point de vue amusés que L’écrivain porte sur lui-même.
II. Le regard amusé que porte Romain Gary sur cette époque
1. Les traits dominants de l’auteur
Tout d’abord, il laisse entendre que l’habit fait le moine, l’allusion à Balzac et sa robe de chambre le confirme, il l’envisage comme une nécessité. A l’époque, l’enfant compte écrire l’équivalent de « Guerre et Paix ». Il aspire à immortaliser son œuvre, il souhaite écrire un chef d’œuvre, « une immortelle figure », la formule est hyperbolique, cela relève du pléonasme. Les superlatifs traduisent son ambition d’alors.
2. Les aveux de l’échec ou des difficultés
Il met en avant la cruauté des éditeurs qui, à plusieurs reprises, lui retournent ses manuscrits sans jamais soupçonner le désespoir de l’écrivain qui après trois échecs successifs prend conscience de la situation d’échec d’un point de vue général. La gravité de la situation devient rapidement expression d’une détresse immense. Ce fut en même temps, l’occasion d’un éveil à la vie. Les prises de conscience affluent ainsi que son idéalisme. C’est finalement la découverte de son moi profond d’un point de vue artistique. Les difficultés et les situations d’échec furent par conséquent l’occasion de mettre son être en contradiction pour guider son âme d’écrivain vers une littérature plus réfléchie. Il n’avait pas encore pris conscience de l’aspect libérateur, cathartique des mots, les mots libèrent des maux ainsi que le suggère la dernière phrase « une façon de rendre l’âme pour demeurer vivant ». La littérature est salvatrice.
Conclusion
Le pouvoir des éditeurs est dénoncé de façon caustique et ironique. L’accent est mis sur l’autosatisfaction et la désinvolture des représentants de l’édition. Le dénouement montre le plaisir d’une sorte de revanche. Ce passage retrace les débuts d’un écrivain, il met en évidence le rôle et l’influence de sa mère sur son travail d’écriture. Il dépassera toujours ses échecs durant toute sa carrière même pendant qu’il est à Paris.