Romain Gary

Gary, La Promesse de l’Aube, Chapitre 34

Texte étudié

Il y avait deux kilomètres à parcourir, et la fraîcheur de l’eau aidant, je me calmai un peu ; Après tout, je n’allais pas me battre pour L’Angleterre. Le coup bas qu’il nous avait porté était inexcusable, mais il prouvait au moins qu’elle avait la volonté bien arrêtée de continuer la guerre. Je décidai qu’il n’y avait pas lieu de changer mes plans et que je devais me rendre en Angleterre, malgré les anglais. J’étais cependant déjà à deux cents mètres du bateau français et j’avais besoin de souffler un peu avant de refaire les deux kilomètres en sens inverse.

Je crachai donc en l’air – je nage toujours sur le dos – et m’étant ainsi débarrassé de l’amiral britannique, Lord de Mers e-Kébir, je continuai à faire route vers l’aviso. Je nageai jusqu’à l’échelle et grimpai à bord. Un sergent aviateur était assis sur le pont et épluchait des patates ; Il me regarda sortir tout nu de l’eau sans manifester la moindre surprise. Lorsqu’on a vu la France perdre la guerre et la Grande-Bretagne couler la flotte de son alliée, rien ne doit plus vous surprendre.

– Ça va ? Me demanda-t-il poliment.

Je lui expliquai ma situation et appris à mon tour que l’aviso se rendait en Angleterre, avec douze sergents aviateurs à bord, rejoignant le général de Gaulle. Nous fûmes d’accord pour condamner l’attitude de la flotte britannique et d’accord également pour en tirer la conclusion que les anglais allaient continuer la guerre et refuser de signer l’armistice avec les Allemands, ce qui était, après tout, la seule chose qui comptait.

Le sergent Caneppa – le lieutenant colonel Caneppa, compagnon de la libération, commandeur de la Légion d’honneur, douze fois cité, devait tomber au combat dix-huit ans plus tard, en Algérie, après s’être battu, sans interruption sur tous les fronts où la France a perdu son sang – le sergent Caneppa me proposa donc de rester à bord, pour m’éviter de naviguer sous pavillon britannique, se déclarant d’autant plus enchanté de ma présence que cela faisait une recrue de plus pour la corvée de patates. Je méditai avec la gravité qui convenait sur ce facteur nouveau et imprévu et décidai que, quelle que fût mon indignation contre les Anglais, je préférais effectuer la traversée sous leur pavillon plutôt que d’avoir à me livrer à des travaux ménagers, si contraires à ma nature inspirée. Je lui fis donc un petit geste amical et me replongeai dans les flots.

Le voyage de Gibraltar à Glasgow dura dix-sept jours et je découvris que le bateau transportait d’autres « déserteurs » français ; Nous fîmes connaissance ; Il y avait là Chatoux, abattu depuis au dessus de la mer du Nord ; Gentil, qui devait tomber avec son Hurricane dans un combat à un contre dix ; Loustreau, tombé en Crète ; les deux frères Langer, dont le cadet fut mon pilote, avant d’être tué par la foudre en plein vol, dans le ciel africain, et dont l’aîné vit toujours Mylski-Latour, qui devait changer son nom en Latour-Prendsgarde, et qui devait tomber avec son Beaufighter, je crois, au large de la Norvège ; il y avait le Marseillais Rabinovith, dit Olive tué à l’entraînement ; Carnac, qui a sauté avec ses bombes sur la Ruhr ; Stone, l’imperturbable, qui vole toujours ; d’autres encore, aux noms plus ou moins fictifs, inventés pour protéger leurs familles restées en France, ou simplement pour tourner la page sur le passé, mais parmi tous les insoumis présents à bord de l’Oakrest, il y en avait un, surtout dont le nom ne cessera jamais de répondre dans mon cœur à toutes les questions, à tous les doutes et à tous les découragements.

Il s’appelait Bouquillard et à trente-cinq ans, était de loin notre aîné. Plutôt petit, un peu voûté, coiffé d’un éternel béret, avec des yeux bruns dans un long visage amical, son calme et sa douceur cachaient un de ces flammes qui font parfois de la France l’endroit du monde le mieux éclairé.

Il devint le premier « as » français de la bataille d’Angleterre, avant de tomber après sa sixième victoire, et vingt pilotes debout dans la salle d’opérations, les yeux rivés à la gueule noir du haut-parleur, l’entendirent chanter jusqu’à l’explosion finale le grand refrain français, et alors que je griffonne ces lignes, face à l’océan, dont le tumulte a couvert tant d’ appels, tant d’autres défis, voilà que le chant monte tout seul à mes lèvres et que j’essaye de faire renaître ainsi un passé, une voix, un ami, et le voilà qui se lève à nouveau vivant et souriant à côté de moi et il me faut toute la solitude de Big Sur pour lui faire de la place.

Il n’a pas sa rue à Paris, mais pour moi toutes les rues de France portent son nom.

Introduction

Nous allons étudier un extrait de « La Promesse de l’aube » de Romain Gary tiré du chapitre XXXIV. L’auteur refuse de rester sur un bateau anglais, il saute dans l’eau pour rejoindre le bateau français. Il est toujours comédien dans son écriture. Nous n’avons pas vraiment d’unité dans le passage, en revanche il y a une rupture du ton nostalgique sur la fin. Dans le but d’étudier cet extrait, nous étudierons dans un premier temps le souvenir personnel, puis en second lieu, nous verrons en quoi et comment il tente de rendre hommage à ses frères.

I. Le souvenir personnel

1. Un contexte historique précis

Nous avons un rappel de l’armistice. La France a perdu la guerre. La Grande Bretagne a coulé la flotte alliée. Il procède à une mise en cause de la flotte britannique. Le complément de lieu permet de fixer la date, le 3 juillet 190, mais il cache le contexte.

2. Le comportement de Romain Gary dans la scène

Il se présente comme un homme impulsif avec le retour à la réalité, « me calmai un peu », « deux kilomètres ». Ses plaisanteries laissent transparaître sa fougue et sa fatigue. Ses réflexions peuvent paraître dérisoires, « je nage toujours sur le dos », il se présente comme un personnage impulsif mais pas héroïque bien que cela soit une scène d’actions. Son comportement est parfois buté, il semble être plus sensible et réceptif au devoir de mémoire vis-à-vis de ses camarades décédés. Le ton devient grave, il tente de les faire revivre par les mots et les souvenirs. Il souhaite rendre hommage. Il retourne sur le bateau anglais pour ne pas éplucher les patates. On retrouve les conséquences de son éducation, son souci principal était de se développer l’esprit, sa mère l’ayant toujours considéré comme un intellectuel. Il décide donc d’aller sur le bateau français pour se reposer. Sur le plan physique, il ne tente pas non plus de donner de lui une image héroïque.

3. Des décisions réfléchies

Nous voyons Romain Gary réfléchir en différentes circonstances, il prend certaines décisions. Il part sur le bateau français puis le quitte de nouveau. Il remet en cause sa décision précédente. Il retourne sur le bateau anglais. La chute est inattendue entre le décalage des mots utilisés et l’autodérision, « contraire à ma nature ». Il est en proie aux doutes alors que normalement il examine les arguments avant d’agir. A présent il ne réfléchit plus, il agit sans penser quand il y a un semblant de réflexion, elle tourne à la dérision, l’auteur pratique beaucoup l’autodérision.

Le souvenir personnel est à ce niveau du texte dépassé, il tente à présent de rendre hommage à ses frères.

II. L’hommage aux frères perdus

1. La litanie

Dans son désir de rendre hommage, le passage s’imprègne de religiosité. L’énumération de noms est appuyée par des verbes introducteurs, nous avons des juxtapositions. Il y a un certain parallélisme, le nom est suivi du surnom et de développements corrélatifs. Il met en avant le sort de ses camarades. Nous avons une omniprésence de la mort même si tous ses camarades ne sont pas décédés. Parmi les décès nous constatons qu’ils peuvent être plus ou moins violents ou nobles. Il y a une variété de détails mais le souci de Romain Gary est de rendre hommage par une litanie de tous les morts pour la France, en particulier les anonymes. Il met sur le même plan les évènements qui ne sont pas du même ordre ce qui engendre une disproportion entre les défaites et les batailles.

2. La glorification

Certains détails sont dominants, il vise à exalter la mort. Il accorde une importance toute particulière à Caneppa Bouquillard. L’hommage prend la forme d’un énumération, il rectifie cependant son grade, « lieutenant colonel ». L’héroïsme est connoté par le champ lexical militaire. La France est personnifiée, ce qui renforce l’ampleur solennelle correspondant au style de la cérémonie militaire. L’image du héros est renforcée par l’image de la mort héroïque, l’hommage est plus appuyé concernant Caneppa, d’autres sont pourtant également décédés au combat. Le concept de courage est mis en avant par des tournures qui généralisent et qui dépassent la liste proposée.

3. La permanence du souvenir

La première image revient, le lieu désert est pour lui peuplé de tous ceux qu’il a rencontrés, il fait un rappel du temps de l’écriture. L’attachement est prouvé, il projette le futur, l’avenir même au-delà de la guerre, « 18 ans plus tard », « qui vole toujours ». La continuité du passé et du présent est aussi marquée par « ne cessera jamais ». Nous avons ensuite des précisions concernant les fonctions de l’écriture autobiographique « j’essaie de faire renaître ». La chute du texte nous amène à l’élan patriotique.

Conclusion

Nous pouvons mettre en évidence l’idée essentielle du passage, en mêlant l’autodérision et le ton humoristique, il ne perd pas de vue l’objectif de l’autobiographie, rendre hommage. Il ne s’accorde aucun trait héroïque. Nous retrouvons l’émotion propre à cet extrait dans beaucoup d’autres chapitres de ce livre.

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