Gary, La Promesse de l’Aube, Chapitre 42
Texte étudié
Victoire, homme, victoire ! Nous reprenions enfin possession du monde et chaque tank renversé ressemblait à la carcasse d’un dieu abattu. Des goumiers accroupis, aux visages aigus et jaunes sous le turban du chèche, faisaient cuire un bœuf entier sur un feu de bois ; dans les vignes bouleversées, une queue d’avion était plantée comme une épée brisée, et, parmi les oliviers, sous les cyprès, des casemates de ciment borgnes, un canon mort pendait parfois avec son œil bête et rond de vaincu.
Debout, dans la jeep, dans ce paysage où les oliviers, les vignes, les orangers semblaient accourus de toutes parts pour m’accueillir, et où les trains reversés, les ponts écroulés, les barbelés tordus et emmêlés comme des haines mortes étaient à chaque tournant balayés par clarté, ce fut seulement sur les pontons du Var que je cessai de voir les mains, les visages que je ne cherchai plus à reconnaître les mille coins familiers, que je ne répondis plus aux signes joyeux des femmes et des enfants, et que je demeurai là, debout accroché au pare-brise, tendu tout entier vers la ville qui approchait, vers le quartier, la maison, la silhouette aux bras ouverts qui devait m’attendre déjà sous le drapeau victorieux.
Je devrais interrompre ici ce récit. Je n’écris pas pour jeter une ombre plus grande sur la terre. Il m’en coûte de continuer et je vais le faire le plus rapidement possible, en ajoutant vite ces quelques mots, pour que tout soit fini et pour que je puisse laisser retomber ma tête sur le sable, au bord de l’océan, dans la solitude de Big Sur où j’ai essayé en vain de fuir la promesse de finir ce récit.
A l’hôtel-pension Mermonts où je fis arrêter la jeep, il n’y avait personne pour m’accueillir. On y avait vaguement entendu parler de ma mère, mais on ne la connaissait pas. Mes amis étaient dispersés. Il me fallut plusieurs heures pour connaître la vérité. Ma mère était morte trois ans et demi auparavant, quelques mois après mon départ pour l’Angleterre.
Mais elle savait bien que je ne pouvais pas tenir debout sans me sentir soutenu par elle et elle avait pris ses précautions.
Au cours des derniers jours qui avaient précédé sa mort, elle avait écrit près de deux cent cinquante lettres, qu’elle avait fait parvenir à son amie en Suisse. Je ne devais pas savoir – les lettres devaient m’être expédiées régulièrement – c’était cela, sans doute, qu’elle combinait avec amour, lorsque j’avais saisi cette expression de ruse dans son regard, à la clinique Saint-Antoine, où j’étais venu la voir pour la dernière fois.
Introduction
Nous allons étudier un extrait de « La Promesse de l’aube » de Romain Gary, tiré du chapitre 42. L’objectif de l’auteur est de retrouver sa mère. Il parle de la fin de son récit qu’il va cesser d’écrire au présent d’énonciation. Cette autobiographe va s’arrêter dans le récit de sa vie à 44 ans. Cela correspond à la découverte de la mort de sa mère. Dans cet extrait, la mère lui parle par l’écriture, elle efface sa mort en quelque sorte, on a l’impression qu’elle est encore vivante ; écrire et vaincre la mort pour maintenir leur amour en vie. Romain Gary se remémore la dernière visite à sa mère. Il en fait une reconstitution. Il y a plusieurs phrases, attentes, déceptions, douleurs qui contribuent à mettre en évidence ses motivations. Les quatre pages suivantes font le bilan de ce qu’est son état d’esprit. Dans le but d’étudier ce passage, nous verrons dans un premier temps, comment l’écrivain reconstitue l’atmosphère à ce moment, puis en second lieu, la façon dont Romain Gary participe à la joie du retour à la maison, enfin, nous ferons un bilan du travail autobiographique.
I. Comment Romain Gary reconstitue t-il l’atmosphère ?
1. La présence de la guerre
Le champ lexical est celui de la guerre, « goumiers », « ponts écroulés », « trains renversés »… Tous les participes passés renvoient à l’idée de destruction. Ce passage retrace les dégâts que les combats guerriers engendrent sur un pays, tant sur les choses que sur les hommes et les paysages.
2. La guerre terminée
Les éléments sont détruits, « le temps est renversé », l’allusion à Dieu connote la paix, « l’épée brisée » débarrasse l’objet de tout caractère menaçant ou dangereux, il en va de même pour le « canon mort ». Les hommes sont dépouillés, ils sont à présent loin des rations de combat, chacun fait ressortir sa convivialité. Concernant le paysage, le calme semble être revenu ainsi que le suggère la citation, « comme des haines… clarté », les termes sont positifs et symboliques, le temps de la paix est revenu.
3. Conséquences de cette guerre
La joie des combattants est traduite par les exclamations et les répétitions. « Enfin » exprime de soulagement, « nous » se rapporte au narrateur et à tous ses camarades. Nous avons également une joie civile, l’image de la foule, « mains et visages » qui dégage un sentiment collectif de bonheur et de soulagement intense. « la clarté » reflète le paysage serein, l’atmosphère n’est plus guerrière. C’est la fin de la guerre, une véritable libération pour le peuple tout entier.
II. Comment Romain Gary participe t-il à cette joie ?
1. L’attente et l’espoir
Nous avons une prédominance du « je » qui marque l’expérience personnelle de l’écrivain, « je cessai… quartier ». L’effet de concentration amène une sorte d’isolement par rapport au reste du monde. Cela transparaît grâce aux verbes de perception aux connotations négatives. « Je demeurai… » reflète une attitude indécise pleine de tensions, il définit le trajet à parcourir, « vers la vie » par un effet de gradation. L’expression « vers la ville » suggère le mouvement comme si l’auteur voyait les choses arriver vers lui et laissait voir son impatience. L’adverbe « vers » met en avant l’impression d’accélération, puis nous avons des attitudes caractéristiques de la mère avec la confiance, « silhouette », le geste d’accueil, « bras ouverts ».
2. La déception, la douleur
Il y a une opposition entre ses pensées, son attente et la réalité. Il recherche sa mère qui semble être inconnue, « on y avait… pas ». Les seuls repères sont l’adjectif dévalorisant, « vaguement », le pronom « on » qui traduit l’indifférence, l’aspect anonyme de la personne ; lui-même se sent étranger « mes amis dispersés », l’auteur subit l’éloignement et la solitude, puis c’est la fin de la quête, il découvre que sa mère n’est plus en vie. La phrase est nette et brutale, il insiste sur le temps, « trois ans et vingt quatre jours », « quelques mois ».
III. Le bilan autobiographique
Explication du stratagème de la mère
Nous avons des précisions concernant la correspondance que le fils et la mère entretenaient, « 250 lettres » sur un laps de temps assez court, ce qui étrangement traduit l’idée que pour une mourante, cette femme avait encore une certaine activité et une grande lucidité. Elle était conscience du rôle qu’elle jouait auprès de son fils, « elle savait… par elle ». Aussi a t-elle délibérément fait parvenir toutes ces lettres dans le but de conserver son impact sur son fils, « prise », insiste sur l’idée de calcul. Romain Gary ne cherche pas à démentir ce que sa mère pensait de lui. C’est une façon de le confirmer, il montre cette fusion entre eux. Le verbe « devoir » met en avant la reconnaissance de l’utilité de ce stratagème, « force » et « stratagème » sont d’ailleurs des termes redondants. Il définit donc ce lien repris dans la phrase suivante, « cordon ombilical ». La phrase forme un paragraphe et c’est la conclusion. Il donne l’image d’un seul corps et d’un seul être. Les lettres ont un rôle essentiel dans ce récit elles montrent que l’écriture permet de vaincre la mort.
Conclusion
Tous les passages de ce texte sont au présent, ce qui traduit le moment de l’écriture. Ce passage marque une fin mais il renvoie en même temps aux premières lignes de son livre. Il va interrompre son récit avec le récit de sa mère, cette association nous montre son objectif premier, lui rendre hommage, d’où le titre qui va dans ce sens, il s’agit d’un engagement à respecter. Il fait vivre et garde dans son esprit l’image de sa mère. Cette fin est un peu paradoxale dans le sens où elle restitue la douleur et la peine de Romain Gary en même temps qu’elle fait le bilan de l’entreprise autobiographique.