Sand, Histoire de ma vie, Extrait sur la beauté
Texte étudié
J’étais fortement constituée, et, durant toute mon enfance,
j’annonçais devoir être fort belle, promesse que je n’ai point
tenue. Il y eut peut?être de ma faute, car à l’âge où la beauté
fleurit, je passais déjà les nuits à lire et à écrire. étant fille de
deux êtres d’une beauté parfaite, j’aurais dû ne pas
dégénérer, et ma pauvre mère, qui estimait la beauté plus
que tout, m’en faisait souvent de naïfs reproches.
Pour moi, je ne pus jamais m’astreindre à soigner ma
personne. Autant j’aime l’extrême propreté, autant les
recherches de la mollesse m’ont toujours paru
insupportables.
Se priver de travail pour avoir l’œil frais, ne pas courir au
soleil quand ce bon soleil de Dieu vous attire
irrésistiblement, ne point marcher dans de bons gros sabots
de peur de se déformer le cou?de?pied, porter des gants,
c’est?à?dire renoncer à l’adresse et à la force de ses mains,
se condamner à une éternelle gaucherie, à une éternelle
débilité, ne jamais se fatiguer quand tout nous commande de
ne point nous épargner, vivre enfin sous une cloche pour
n’être ni hâlée, ni gercée, ni flétrie avant l’âge, voilà ce qu’il
me fut toujours impossible d’observer. Ma grand-mère
renchérissait encore sur les réprimandes de ma mère, et le
chapitre des chapeaux et des gants fit le désespoir de mon
enfance ; mais, quoique je ne fusse pas volontairement
rebelle, la contrainte ne put m’atteindre. Je n’eus qu’un
instant de fraîcheur et jamais de beauté. Mes traits étaient
cependant assez bien formés, mais je ne songeai jamais à
leur donner la moindre expression.
L’habitude contractée, presque dès le berceau, d’une
rêverie dont il me serait impossible de me rendre compte à
moi?même, me donna de bonne heure l’ air bête . Je dis le
mot tout net, parce que toute ma vie, dans l’enfance, au
couvent, dans l’intimité de la famille, on me l’a dit de même,
et qu’il faut bien que cela soit vrai.
Somme toute, avec des cheveux, des yeux, des dents et
aucune difformité, je ne fus ni laide ni belle dans ma
jeunesse, avantage que je considère comme sérieux à mon
point de vue, car la laideur inspire des préventions dans un
sens, la beauté dans un autre. On attend trop d’un extérieur
brillant, on se méfie trop d’un extérieur qui repousse. Il vaut
mieux avoir une bonne figure qui n’éblouit et n’effraye
personne, et je m’en suis bien trouvée avec mes amis des
deux sexes.
George Sand, Histoire de ma vie
Introduction
Sand est le nom de son premier mari : Sandeau. Elle prend un nom masculin pour revendiquer les mêmes droits que ceux des hommes. Elle commence à écrire ses Mémoires en 1847 mais ce projet date de 1836. Elles les termine en 1855. Ce n’est pas une autobiographie véritable car elle va projeter sur ce qu’elle écrit ses sentiments présents. De plus, les dates et lieux ne sont pas très bien respectés. C’est plutôt le roman d’une vie où elle raconte ce qu’elle veut. Elle rejette l’éducation idiote qu’on impose aux filles d’origine bourgeoise.
I. L’identification de l’autobiographie
Le « je » : premier mot du texte, terme récurrent. Il est à la fois le sujet et l’objet.
Accords de participe passé au féminin (lignes 1/2) qui permettent de comprendre que la narratrice et le « je » sont la même personne.
Le titre : George Sand va utiliser l’autobiographie comme une sorte de support pour parler en son nom propre et au nom des femmes : lignes 10/15, suite d’infinitifs (forme impersonnelle) ; ligne 15, emploi du « nous » (toutes les femmes) ; sortes de revendications féministes.
Elle fait aussi appel à des regards extérieurs pour se décrire : sa mère (ligne 5), sa grand-mère (ligne 17), son entourage (lignes 26/27 – profs, amis …). Le couvent désigne les personnes par le lieu dans lequel elles se trouvent.
Elle va expliquer pourquoi elle n’est pas devenue ce qu’on attendait d’elle.
II. L’apparence et l’action
Ligne 2, attente, et ligne 29, constatation : Elle annonçait quelqu’un qui se serait distingué alors qu’elle a un visage banal.
Apparence : Elle rejette l’éducation, c’est-à-dire soigner son apparence : cela l’énerve! C’est même insupportable à la ligne 9. En rejetant ces contraintes, elle revendique sa liberté. Elle ne veut pas seulement être un corps mais aussi un esprit.
Expressions qui insistent sur ce qui ait vu : « mes traient étaient » (ligne 21), « l’air bête » (ligne 25) : jugement porté sur les autres, sur l’apparence (ligne 32).
Mais sa mère et sa grand-mère veulent développer son charme, sa féminité, grâce à « chapeaux, gants » (ligne 19), « certaines chaussures » (ligne 12).
Elle va choisir l’action :
Lignes 3/4 : « je passais déjà » : car « lire » et « écrire » sont inutiles pour des femmes de cette époque. Elle montre ainsi son esprit rebelle. On voit que ce qui prime pour George Sand sont l’esprit et l’intelligence.
Lignes 10/15 : les infinitifs évoquent l’interdit, l’ordre. Cette forme impersonnelle fait penser à un règlement. Plus les phrases longues avec les verbes à la forme négative : ce sont des atteintes à sa liberté.
Cela a une double fonction : cela définit l’éducation des jeunes filles (car au XIXème siècle, l’habit fait le moine, il dénote l’appartenance à une classe sociale ou a une profession). Georges Sand rejette ces contraintes liées à la préservation de l’apparence et à l’appartenance d’une classe sociale.
Sa personnalité très forte est mise en évidence des lignes 9 à 17.
Elle se justifie : ligne 20 : ce n’est pas par esprit de contradiction mais ça lui est impossible, insupportable, incohérent, injustifié. Elle refuse la différence d’éducation des garçons et des filles.
Pour Georges Sand, l’apparence ne prime pas.
III. La sincérité
On peut penser qu’il y a une part de sincérité car elle fait des aveux pas très flatteurs : « promesse » (ligne 2), « air bête » (ligne 25), « m’astreindre » (ligne 7). En somme, une jeune fille un peu négligée à l’air bête, qui est marginale, et qui a des réactions inattendues pour son époque et son milieu. Elle ne s’attarde pas non plus sur son portrait physique : elle veut montrer qu’elle est comme tout le monde.
Il y a de l’humour quand elle oppose ce que l’on attendait d’elle et « promesse que je n’ai point tenu ». C’est un moyen de créer une complicité avec le lecteur et le mettre de son côté. L’image est non objective car elle amplifie ses défauts : « se priver … l’oeil frais » (ligne 10 – renforce l’idée que la femme est un objet, une sorte de poisson), « éternelle débilité » (ligne 14 – la faiblesse physique). A éduquer des filles comme cela, elles ne développent pas leur corps, elles sont faibles.
Tous ces éléments qui nous font sourire créent une complicité. Le lecteur, et encore plus la lectrice, est amené à partager le point de vue de George Sand. Au delà de l’apparence, il y a d’autres choses pour juger les personnes, et c’est la qualité de George Sand :
Sa capacité à se juger : au-delà d’un autoportrait, il y a une analyse.
L’autoportrait est un prétexte. Il est révélateur d’une personnalité ;
Certaine sincérité ;
Rejet des contraintes (lignes 9/17) ;
Elle refuse d’être comme les autres car les filles recevaient toutes la même éducation qui faisait des femmes pareilles, sans responsabilités.
En conclusion, elle dit qu’elle a eu raison car elle a eu des relations épanouies avec les femmes et les hommes. Elle n’a pas eu de problème relationnel. Elle est devenue une jeune femme épanouie.
Conclusion
Cet extrait est révélateur de la narratrice et de sa manière d’écrire. On découvre les premières manifestations d’une indépendance qui l’amènera à défendre la cause des femmes. Elle écrit son autobiographie pour s’expliquer et non pour faire son apologie.