Hugo, La légende des Siècles, Les pauvres gens (II)
Texte étudié
L’homme est en mer. Depuis l’enfance matelot,
Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu’il sorte, il faut qu’il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir
Quand l’eau profonde monte aux marches du musoir.
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remmaillant les filets, préparant l’hameçon,
Surveillant l’âtre où bout la soupe de poisson,
Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
l s’en va dans l’abîme et s’en va dans la nuit.
Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en démence,
L’endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plaît le poisson aux nageoires d’argent,
Ce n’est qu’un point ; c’est grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l’ondée et la brume, en décembre,
Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,
Comme il faut calculer la marée et le vent !
Comme il faut combiner sûrement les manœuvres !
Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ;
Le gouffre roule et tord ses plis démesurés,
Et fait râler d’horreur les agrès effarés.
Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées,
Et Jeannie en pleurant l’appelle ; et leurs pensées
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du cœur.
Introduction
Le premier titre de la Légende des siècles était Les petites épopées, Hugo a ensuite changé de titre. « j’écris tout simplement l’humanité, je veux la peindre sous tous ses aspects, lesquels se résument en un seul et immense mouvement d’ascension vers la lumière ». Hugo croit dans le progrès matériel et spirituel.
Pour écrire ces poèmes, Hugo adopte le genre épique. Pour faire une épopée, il faut :
* La présence d’un héros accomplissant une action extraordinaire et symbolique.
* La présence alternée du merveilleux et de l’horrible dans un combat contre les forces de la Nature.
* La volonté de dépasser le cadre du réel et d’accéder à un monde de symboles.
Ex : utilisation de personnages allégoriques.
Ce passage : extrait imprégné de l’admiration et de l’apitoiement que les défavorisés ont toujours inspirés à Hugo. Les conditions malheureuses mettent en valeur les qualités morales de l’individu.
Structure
– 1 à 10 : présentation de la famille.
– 11 à 25 : pêche.
– 26 à fin : soutient moral.
I. Simplicité
A. Situation professionnelle
Annonce dans les 4 premiers vers qui forme le premier tiers du premier alexandrin.
Des alexandrins sans variation de rimes (embrassées).
Vocabulaire de la pêche : « être en mer » v1, « barque » v6, « les voiles » v6, « les toiles » v7, « poisson » v17 : vocabulaire précisé par peu de mots techniques « musoir, agrès ». L’ensemble de ce vocabulaire se rapporte à une vie marquée par des conditions difficiles.
B. Vie quotidienne et familiale
Conditions de vie en arrière plan : premier plan = pêche + nourriture (car besoin vital).
Images de pauvreté et d’incertitude avec des activités simples v7 à 10 : participes présents « cousant, remaillant, préparant, surveillant, priant ». Ces activités sont données dans une seule phrase avec le même rythme donné par les participes présents : impression d’une répétition, d’une routine, on entend une femme qui fait les mêmes choses éternellement sans jamais se lasser.
La cellule familiale comprend le père, la mère, et les 5 enfants. Notons le vocabulaire de la maison, les objets « l’âtre, le logis, la soupe » v7 à 10 = situation ordinaire dans un langage simple d’une famille sans superflu. L’homme est séparé de sa femme et de ses enfants.
II. Dramatisation épique
A. Éléments de la nature
Lieux : mer « eau profonde » v5, « battu des flots » v11, « abîme » v12, « les lames en démence » v14, « gouffre, plis démesurés » v24. Les lieux ont une dimension mythique et ils sont hyperboliques. Emploi de pluriels qui insistent sur le danger « plis, mers, lames », disproportion vis à vis de l’homme : agrandissement épique. Figures de style : personnification v23-24 « glissent, roule, tord » et métaphore « vertes couleurs » qui représentent l’horreur.
Temps :
* La nuit (v4-12) est source de danger et d’angoisse pour l’homme, v13 : rythme haché (4×3 syllabes) montrant une respiration angoissée. Anaphore de « tout » et allitération en ‘t’, et assonances en ‘oui, ou, oi’.
* Conditions météorologiques : tempête à partir de v19 « vent, ondée, brume ».
= Difficultés des conditions de vie du pêcheur.
B. L’action du pêcheur
Lutte inégale contre le hasard v2.
Nécessité vitale pour lui, retranscrite v3-21-22 : anaphore de « il faut » + parallélisme de construction, verbes exclamatifs.
Il est seul : à l’hémistiche (=milieu) du v6 et en apposition au début du v11.
Le pêcheur est nommé de façon générale « l’homme, il » et prénom générique pour la femme.
Beaucoup de difficultés sont rencontrées : le pêcheur devient un héros (une sorte de demi-dieu).
Présent des verbes : présent intemporel donnant une amplification épique.
3 derniers vers : rôle de l’amour : ces êtres simples ont une spiritualité, ils arrivent à communiquer sans se voir. Ces êtres simples sont transcendés par l’amour.
v26 : Homme puis Femme.
v27 : Femme puis Homme.
v28 : Homme et Femme se croisent.
Conclusion
La simplicité et la dramatisation épique sont là pour insister sur :
L’héroïsme quotidien de ces pauvres gens (décalage avec le v28), également dans l’ampleur dangereuse de la tâche à accomplir.
La condition humaine injuste, intolérable : risquer tous les jours sa vie pour assurer le minimum à sa famille.
La dénonciation d’une situation sociale déshéritée, inacceptable, dans un siècle de progrès. Mais Hugo en fait un héros, il y a donc une tonalité admirative.