Hugo, Ô jeunes gens ! Élus ! Fleurs du monde vivant
Texte étudié
O jeunes gens ! Élus ! Fleurs du monde vivant,
Maîtres du mois d’avril et du soleil levant,
N’écoutez pas ces gens qui disent : soyez sages !
La sagesse est de fuir tous ces mornes visages.
Soyez jeunes, gais, vifs, aimez ! Défiez-vous
De tous ces conseillers douceâtres et sinistres.
Vous avez l’air joyeux, ce qui déplaît aux cuistres.
Des cheveux en forêt, noirs, profonds, abondants,
Le teint frais, le pied sûr, l’œil clair, toutes vos dents ;
Eux, ridés, épuisés, flétris, édentés, chauves,
Hideux ; l’envie en deuil clignote en leurs yeux fauves.
Oh ! comme je les hais, ces solennels grigous.
Ils composent, avec leur fiel et leurs dégoûts,
Une sagesse pleine et d’ennui et de jeûnes,
Et, faite pour les vieux, osent l’offrir aux jeunes !
Hugo, Océan, recueil de poèmes posthumes
Introduction
Victor Hugo a été le chef de file du romantisme au XIXème siècle. Il a composé une œuvre gigantesque qui témoigne de nombreux engagements personnels. Poète militant, il s’est préoccupé tout au long de sa vie du sort des misérables et à lutter contre toutes formes d’injustices sociales
Ce poème est présenté sas date car il n’a pas été publié du vivant de Hugo. Il fait partie des textes inédits et rassemblés après sa mort dans un recueil intitulé Océan.
Dans ce poème structuré d’un seul tenant en alexandrins, Hugo s’adresse aux jeunes et oppose à leur joie de vivre l’existence tarie et envieuse des vieillards qui cherchent à freiner leur élan en leur recommandant d’être sages.
Ce poème ; où s’exprime d’abord un sentiment personnel, peut être rattaché à la poésie lyrique, mais le caractère excessif de la peinture des vieux nous rapproche aussi de la poésie satirique.
I. Un poème lyrique
1. Le recours à la 1ère personne
La forte implication de l’auteur est perceptible de par la présence du pronom personnel «je » au vers 13 : « O ! comme je les hais ».
De plus, dans ce même vers, le poète nous fait de ses sentiments envers les « vieux » : « [il] les hai[t] ». Ce sentiment de haine est omniprésent tout au long du poème.
Les « vieux » sont représentés à travers le lexique péjoratif dont se sert Hugo. Ainsi, ces vieux sont à ses yeux des « cuistres » (v. 8), des « conseillers douceâtres et sinistres » (vers 7) dont le l’influence négative apparaît à travers l’emploi du suffixe en « âtre ».
L’oxymore « solennels grigous » (vers 13) permet aussi de les dévaloriser.
Tout au long du poème, les « vieux » sont représentés péjorativement par l’auteur. Ce mépris est accentué au vers 13 par l’exclamation « Oh ! » renforçant le sentiment de haine de l’auteur à leur égard.
2. L’emploi d’un lexique valorisant
Hugo intervient aussi dans ce texte à l’aide d’apostrophes aux vers 1 et 6 afin d’interpeller le destinataire. Il veut ainsi créer un lien entre le lecteur. L’emploi d’un lexique valorisant lui permet de manifester sa préférence pour les « jeunes » : « O jeunes gens », « O doux amis ». Le poète s’adresse directement à eux et les invite à partager sa révolte contre une certaine catégorie de vieillards.
Le poète recourt aussi à des métaphores valorisantes : les jeunes sont les « Maîtres du mois d’avril et du soleil levant », les « fleurs du monde vivant ». En glorifiant la jeunesse, Hugo rabaisse par la même occasion la vieillesse, symbole de décrépitude.
L’accumulation du vers 8 permet au poète de valoriser leurs cheveux « noirs, profonds, abondants ». De même, les caractérisations sont positives : ils ont le « teint frais, le pied sûr, l’œil clair » et encore « toutes [leurs] dents ».
3. Les injonctions
Hugo choisit de s’adresser aux jeunes car ils symbolisent la nouvelle génération. C’est pourquoi il les incite à agir.
La présence de l’auteur se manifeste dans les vers 3 à 7 dans lesquels il formule des conseils destinés à la jeune génération.
L’auteur recourt à des impératifs : « soyez », « vivez », « aimez », « défiez », « n’écoutez pas ». Il cherche ainsi à insuffler un certain dynamisme à ces jeunes gens, à leur communiquer son propre enthousiasme. Il les invite à user de leur propre sagesse sans tenir compte des conseils des vieux : « N’écoutez pas gens » (vers 3) , « La sagesse est de fuir tous ces mornes visages » (vers 4), « Défiez-vous de tous ces conseillers (…) sinistres » (vers 6 et 7). Le contre-rejet met ainsi en évidence l’importance de cet impératif en isolant en fin de vers le verbe de la principale.
Enfin, le poète incite les jeunes à profiter de leur jeunesse sans tenir compte des conseils des anciens : « Soyez jeunes, gais, vifs, amoureux, soyez fous ! « (vers 5). La répétition de l’impératif « soyez » et la gradation des adjectifs témoigne de l’admiration que le poète leur voue.
II. Un poème satirique
1. Les oppositions
Pour exprimer sa révolte, Hugo oppose dans ce poème la jeunesse à la vieillesse.
Tout d’abord, cette opposition s’opère à travers l’accumulation des vers 9-10 évoquant les jeunes à laquelle Hugo oppose la gradation des vers 11-12 pour caractériser les « vieux ». : « ridés, épuisés, flétris, édentés, chauve, hideux ». L’adjectif « hideux », placé en rejet, est ainsi mis en valeur au début du vers 11.
L’adjectif « hideux », moins descriptif et plus général que les qualificatifs précédents et qui en est comme un raccourci, se détache nettement entre deux pauses. Il y a donc bien une mise en relief, grâce aux ressources de la versification, d’un mot jugé important par l’auteur.
A l’aide de caractérisations, Hugo oppose les traits physiques des jeunes aux « cheveux en forêt, noirs, profonds, abondants » aux vieillards « chauves ».
Les jeunes ont aussi le « teint frais, le pied sûr, l’œil clair » alors que les vieux sont « ridés, épuisés, flétris » et les « yeux fauves ». Aux jeunes dotés de « toutes [leurs] dents » (v.10) s’opposent les vieillards « édentés » (v.11).
Hugo brosse un portrait antithétique des jeunes et des vieux à l’aide des connotations positives pour désigner les jeunes et négatives pour décrire les vieux qu’il présente sous un jour très défavorable et sévère.
2. Le choix du lexique
Par ailleurs, Hugo a recours à un vocabulaire extrêmement péjoratif pour décrire les « vieux ». Il les qualifie de « cuistres » aux « mornes visages », ils ressemblent à des « « grigous ». A ses yeux, ils sont des « conseillers douceâtres et sinistres ». Ils sont présentés comme des êtres sans cœur, égoïstes alors que les jeunes sont les « Leurs du monde vivant ».
L’alexandrin, par sa structure, se prête bien à l’antithèse.
En effet, dans sa forme traditionnelle, à laquelle Hugo reste souvent fidèle, l’alexandrin est constitué de deux hémistiches de six syllabes séparés par une pause plus ou moins marquée qu’on appelle la césure. Le vers 8 en donne un bon exemple : « Vous avez l’air joyeux, ce qui déplaît aux cuistres »).
Les jeunes sont désignés par le pronom personnel « vous » marquant la déférence alors que les vieux sont qualifiés de façon très péjorative de « cuistres ».
De même, le poème se ferme sur un vers opposant ces deux univers, celui des « jeunes » et des « vieux ». L’antithèse du dernier vers entre les destinataires naturels de cette « sagesse » et ses destinataires par abus bénéficie aussi de ce renforcement : « Et, faite pour les vieux, / osent l’offrir aux jeunes ! »
3. Le recours à des images
Pour finir, le recours à des images poétiques permet de renforcer l’opposition entre les jeunes et les vieux. Dans ce poème apparaît constamment le contraste entre la vie et la mort.
Grâce aux métaphores des vers 1 et 2 « Fleurs du monde vivant », « Maîtres du mois d’avril et du soleil levant » Hugo fait l’apologie de la jeunesse dans la pleine force de l’âge. Le mois d’avril renvoie au printemps, à l’éclosion des sentiments, symbole du renouveau après le froid hivernal. Le « soleil levant » symbolise l’aube de la vie, l’ascension d’une jeunesse dans la force de l’âge.
C’est pourquoi Hugo valorise les jeunes. Ils sont à ses yeux des « Élus » destinés à succéder aux vieillards envieux composant « avec leur fiel et leur dégoût » une « sagesse pleine d’ennui ». Jaloux de la vitalité de la jeunesse, les vieux sont évoqués à travers des termes appartenant au champ lexical de la mort : « deuil, vieillesse, mornes visages, sinistres »
Hugo présente leurs vision du monde comme une « sagesse pleine d’ennui et de jeûnes », donc totalement malsaine, inadaptée à l’état d’esprit et à la vitalité de la jeunesse et qu’ils « offrir aux jeunes ! ». La ponctuation expressive souligne la désapprobation du poète qui rejette fermement leur conception de la vie : « Oh ! comme je les hais, ces solennels grigous ».
Conclusion
En conclusion, on peut dire que Victor Hugo a su habilement combiner le registre lyrique et le registre satirique.
A travers l’emploi d’images poétiques très parlantes, le poète réussit à opposer deux univers totalement inconciliable, celui de la jeunesse et de la vieillesse. Le côté très contrasté de la peinture de deux générations peut être mis au compte de l’emportement de Hugo.
Son intention est d’opposer avec force la vie généreuse et folle de la jeunesse et l’existence tarie et envieuse des vieillards dont la perfide sagesse cherche exercer sur eux un ultime pouvoir.
Ainsi Hugo s’oppose-t-il à la sagesse associée traditionnellement à la vieillesse. Le message qu’il adresse aux jeunes peut se reformuler ainsi : jeunes gens, vous devez jouir de la vie et vous méfier des conseils que vous donnent les vieux. Ces derniers, en effet, vous proposent une sagesse qui ne convient pas à votre âge.