Montaigne, Essais I-30, Des Cannibales
Texte étudié
Hos natura modos primùm dedit.
Au demeurant, ils vivent en une contrée de païs tres?plaisante, et bien temperée : de façon qu’à ce que m’ont dit mes tesmoings, il est rare d’y voir un homme malade : et m’ont asseuré, n’en y avoir veu aucun tremblant, chassieux, edenté, ou courbé de vieillesse. Ils sont assis le long de la mer, et fermez du costé de la terre, de grandes et hautes montaignes, ayans entre?deux, cent lieuës ou environ d’estendue en large. Ils ont grande abondance de poisson et de chairs, qui n’ont aucune ressemblance aux nostres ; et les mangent sans autre artifice, que de les cuire. Le premier qui y mena un cheval, quoy qu’il les eust pratiquez à plusieurs autres voyages, leur fit tant d’horreur en cette assiette, qu’ils le tuerent à coups de traict, avant que le pouvoir recognoistre. Leurs bastimens sont fort longs, et capables de deux ou trois cents ames, estoffez d’escorse de grands arbres, tenans à terre par un bout, et se soustenans et appuyans l’un contre l’autre par le feste, à la mode d’aucunes de noz granges, desquelles la couverture pend jusques à terre, et sert de flanq. Ils ont du bois si dur qu’ils en coupent et en font leurs espées, et des grils à cuire leur viande. Leurs licts sont d’un tissu de cotton, suspenduz contre le toict, comme ceux de noz navires, à chacun le sien : car les femmes couchent à part des maris. Ils se levent avec le Soleil, et mangent soudain apres s’estre levez, pour toute la journée : car ils ne font autre repas que celuy?là. Ils ne boivent pas lors, comme Suidas dit, de quelques autres peuples d’Orient, qui beuvoient hors du manger : ils boivent à plusieurs fois sur jour, et d’autant. Leur breuvage est faict de quelque racine, et est de la couleur de noz vins clairets. Ils ne le boivent que tiede : Ce breuvage ne se conserve que deux ou trois jours : il a le goust un peu picquant, nullement fumeux, salutaire à l’estomach, et laxatif à ceux qui ne l’ont accoustumé : c’est une boisson tres?aggreable à qui y est duit. Au lieu du pain ils usent d’une certaine matiere blanche, comme du coriandre confit. J’en ay tasté, le goust en est doux et un peu fade. Toute la journée se passe à dancer. Les plus jeunes vont à la chasse des bestes, à tout des arcs. Une partie des femmes s’amusent cependant à chauffer leur breuvage, qui est leur principal office. Il y a quelqu’un des vieillards, qui le matin avant qu’ils se mettent à manger, presche en commun toute la grangée, en se promenant d’un bout à autre, et redisant une mesme clause à plusieurs fois, jusques à ce qu’il ayt achevé le tour (car ce sont bastimens qui ont bien cent pas de longueur) il ne leur recommande que deux choses, la vaillance contre les ennemis, et l’amitié à leurs femmes. Et ne faillent jamais de remarquer cette obligation, pour leur refrein, que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiede et assaisonnée. Il se void en plusieurs lieux, et entre autres chez moy, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs espées, et brasselets de bois, dequoy ils couvrent leurs poignets aux combats, et des grandes cannes ouvertes par un bout, par le son desquelles ils soustiennent la cadance en leur dance. Ils sont raz par tout, et se font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans autre rasouër que de bois, ou de pierre. Ils croyent les ames eternelles ; et celles qui ont bien merité des dieux, estre logées à l’endroit du ciel où le Soleil se leve : les maudites, du costé de l’Occident. Ils ont je ne sçay quels Prestres et Prophetes, qui se presentent bien rarement au peuple, ayans leur demeure aux montaignes. A leur arrivée, il se faict une grande feste et assemblée solennelle de plusieurs villages, (chaque grange, comme je l’ay descrite, faict un village, et sont environ à une lieuë Françoise l’une de l’autre) Ce Prophete parle à eux en public, les exhortant à la vertu et à leur devoir : mais toute leur science ethique ne contient que ces deux articles de la resolution à la guerre, et affection à leurs femmes. Cettuy?cy leur prognostique les choses à venir, et les evenemens qu’ils doivent esperer de leurs entreprinses : les achemine ou destourne de la guerre : mais c’est par tel si que où il faut à bien deviner, et s’il leur advient autrement qu’il ne leur a predit, il est haché en mille pieces, s’ils l’attrapent, et condamné pour faux Prophete. A cette cause celuy qui s’est une fois mesconté, on ne le vois plus.
Montaigne, Essais, Livre I, XXX
Introduction
Il s’agit d’un extrait « Des Cannibales », où Montaigne fait la description d’une civilisation étrangère en s’appuyant sur des témoignages, « d’après mes témoins ». Il place au cœur de sa description l’homme, et s’appuie sur la découverte du nouveau monde.
I. La description de cette civilisation
A. Situation géographique de cette civilisation
« très plaisant », « bien tempérées » : c’est un cadre idéal.
Nourriture : grande abondance, poisson, viande : il n’y a pas de problème de subsistance.
Les habitants sont tous en bonne santé : « il est rare d’y voir un homme malade ».
La région est entourée par la mer et la montagne : elle est retirée du monde, non corrompue.
C’est une société rêvée, parfaite.
B. La nature, une place importante
Habitat : « grands arbres » : la nature apporte un certain confort.
Boisson faîte à base de racines : la nature permet de boire et de manger.
« ils se lèvent avec le soleil » : la nature est leur repère, leur horloge.
Temps cyclique (conception du temps chez les anciens), différent du temps chronologique.
Il y a du bois : « épée », « grils ».
Ils sont capables d’inventer avec ce que leur offre la nature.
Ils vivent en harmonie avec la nature.
C. L’organisation de cette société
« Bâtiments forts longs » / « deux ou trois cent âmes ».
Ils vivent en communauté :
– Leurs activités : danses associées au chant, à la musique = société ludique (impression de gaîté).
– Leurs fonctions : s’occuper du breuvage (femmes), et la chasse aux bêtes.
? Valeurs morales : respect des femmes et courage au combat.
Ce sont des valeurs morales simples : fraternité et vie en harmonie.
II. Authenticité des propos
A. Les marques de l’authenticité
– Témoignages.
– L’auteur se pose comme témoin.
– Les objets témoins que possède l’auteur.
– Les détails précis : « goût un peu piquant », « légèreté fumé… ».
– Phrases déclaratives, verbes à l’indicatif, présent de vérité générale, assurance.
– Procédés d’insistance, de certitude.
– « assuré », « bien », « rarement », « jamais », « aucune » : les informations sont données comme évidentes, objectives : c’est comme un rapport, un reportage.
B. Soucis documentaires
Montaigne nous présente une nouvelle réalité. Il va utiliser la comparaison pour aider à la représentation de cette réalité nouvelle.
« Aucune ressemblance avec les nôtres », « beaucoup plus nettement que nous », « à la mode de certains de nos grandes de la couleur de nos vins clairets », « comme du coriandre ».
Il rapproche l’inconnu du connu : fonction didactique de la comparaison.
C. Fonction argumentative de la description
L’homme occidental considère le cannibale pour un barbare. Montaigne effectue un rapport avec les habitudes/nous, afin de lutter contre les préjugés de la civilisation des cannibales.
Il oppose deux sociétés.
La description dénonce la société occidentale par comparaison implicite.
Vie égalitaire opposée à inégalitaire.
Vie naturelle opposée à vie artificielle.
Société fondée sur des valeurs morales / immoralités.
Bonheur, paix, danse / travail, argent, guerres de religion.
? C’est une description qui n’est pas strictement documentaire. Il dénonce ici une société corrompue.
? Vérification de ce double mouvement argumentatif (rapprochement / oppositions).
Dernier paragraphe sur la religion.
Les cannibales : « les âmes sont éternelles » : ils ont développé une spiritualité, une croyance. Les prêts vivent à part, ils ne sont pas à l’abri d’une condamnation. Leur parole peut être mise en doute.
Conclusion
Montaigne retrouve ici le mythe de l’âge d’or (période très reculée, où l’humanité vivait de paix, de jeunesse, de bonheur). Ce mythe permet de dénoncer la dépravation/corruption des sociétés. Texte à la fois utopique et critique, et fondateur du bon sauvage.