Michel de Montaigne

Montaigne, Essais I-28, De l’Amitié

Texte étudié

Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satyre latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous étions tous deux hommes faits, et lui de quelques années de plus), elle n’avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi. Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien.

Essais (1580-1595), Livre Ier, Chapitre XXVIII.

Introduction

Montaigne fait partie des ces humanistes du siècle de la Renaissance. Comme les autres, il se tourne vers les textes anciens, essaie de réveiller l’esprit critique de chacun. Il désire écrire sur toutes sortes de sujets, parle également de sa propre vie, de ses expériences, et se pose en exemple : « Chaque homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition ».

Les Essais forment un ensemble de cent sept chapitres de taille variable, répartis en trois livres. Montaigne écrit cet ouvrage afin de mieux se connaître, en mettant son jugement à l’épreuve sur toutes sortes de sujets. Par cette diversité et par leur structure éclatée, les Essais n’ont rien d’une synthèse ordonnée. Montaigne situe au centre même du premier livre le récit de son expérience de l’amitié. Il distingue l’amitié entre deux hommes adultes des autres types de relations que l’on appelle par abus de langage « amitiés ». Entre un père et un enfant, on ne saurait parler d’amitié, puisque cette relation n’implique ni choix ni parfaite réciprocité : le père corrige l’enfant, qui le respecte. Quant à la relation homosexuelle, courante chez les Grecs, elle excluait l’égalité, dans la mesure où l’un des deux partenaires était nettement plus âgé que l’autre. Fondée comme l’amitié sur un choix volontaire, la relation entre un homme et une femme n’a pas la stabilité de l’amitié puisque l’amour est prisonnier des passions (jalousie, désir), et que, sitôt rassasié, le désir physique s’évanouit.

Ce n’est pas à amitié, dit Montaigne : seule l’amitié entre deux hommes égaux mérite la palme. Refusant que soient qualifiées d’amitié de simples relations, Montaigne leur oppose la fusion des âmes, qu’il a connu avec l’écrivain La Boétie. Il raconte ainsi leur rencontre exceptionnelle et suggère avec émotion que cette amitié, fondée sur une reconnaissance mutuelle, constitue une expérience ineffable.

I. Une amitié exceptionnelle

Tandis que les « accointances » ordinaires se nouent par l’effet du hasard, l’amitié de Montaigne et La Boétie est voulue par le destin, qui a mis en présence les deux hommes et les a fait se reconnaître l’un et l’autre.

1. Une amitié voulue par le destin

Plusieurs termes soulignent le caractère fatal de cette amitié. D’une part, des adjectifs indéfinis introduisent l’influence du Ciel : « (je) ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union », « je crois par quelque ordonnance du Ciel ». D’autre part, les deux amis sont mus l’un vers l’autre, comme dit le pronom de la médiation « nous » : « Nous nous cherchions avant que de nous être vus ». Enfin, l’événement est interprété à postériori : « ayant si peu à durer » ; en effet, Montaigne ne pensait pas, en rencontrant La Boétie, qu’il mourrait si tôt. Cette réinterprétation crée une dramatisation qui renforce l’idée de prédestination : « elle n’avait point à perdre du temps ». Montaigne répond ici à l’idée d’Aristote, selon laquelle l’amitié a besoin de temps pour se construire.

2. Une amitié unique

Cette amitié est unique. En témoigne leur mutuelle reconnaissance lorsqu’ils se rencontrent « en grande fête et assemblée nombreuse », alors qu’ils ne se sont encore jamais vus. Reconnaissance, parce que Montaigne et La Boétie sont déjà entrés en contact littéraire (« des rapports que nous oyions l’un de l’autre ») : Montaigne, en particulier, a lu certains textes de son ami (également grand écrivain), et notamment son Discours de la servitude volontaire. Il voulait publier ce texte mais y renoncera. Il le dit peu avant notre texte : c’est ce livre qui « donna la première connaissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié, que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et parfaite ». Cette rencontre exceptionnelle annonce déjà le caractère singulier d’une amitié qui échappe « au patron des amitiés molles et régulières ». Montaigne a l’honnêteté de ne pas dénigrer ces amitiés ordinaires : certes, elles sont un lien entre les âmes (« par le moyen de laquelle, nos âmes s’entretiennent »). Pour autant, il les présente de façon restrictive : elle ne sont « qu’accointances et familiarités », relations sociales sans profondeur.

II. Une expérience des limites

1. L’ineffable

Le caractère absolu des mots employés suggère que cette amitié exceptionnelle est expérience des limites, d’où la difficulté à traduire ce qui dépasse les mots. Souvent, Montaigne interrompt son récit pour souligner que son expérience n’a pas de commune mesure avec le langage ordinaire : « Il y a au-delà de tout mon discours […] je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union ». Les hésitations et les tournures négatives : « Je sens que cela ne se peut exprimer », ou encore « je ne sais quelle quintessence » laissent entendre l’émotion que continue d’éprouver Montaigne, 25 ans après l’événement. Seul le temps lui a permis d’approcher l’inexplicable : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Ces deux propositions parfaitement symétriques et qui paraissent être le miroir l’une de l’autre ont été ajoutées l’une après l’autre sur l' »Exemplaire de Bordeaux » (c’est-à-dire dans une addition postérieure à 1588). Elles forment un alexandrin et semblent signifier que seul le langage poétique permet de faire comprendre le choix mutuel des deux amis.

2. La fusion

C’est dire que l’amitié est défi au langage. Ce défi, Montaigne cherche à le faire percevoir en recourant aux images de la fusion. Les amitiés ordinaires sont en vérité des relations dont les partenaires « s’entretiennent », là où l’amitié qui unit Montaigne et La Boétie est mélange. L’image chimique est renforcée par les verbes pronominaux qui marquent la fusion : « se mêlent », « se confondent ». Plus loin, Montaigne revient sur cette idée d’alliage : « C’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena à se plonger et se perdre dans la mienne ». La répétition symétrique des termes permet de signifier l’égalité et la réciprocité totales de cette amitié qui est parfaite communication, alors que, dans les autres relations, règne souvent l’incompréhension. La véritable amitié change le sens des mots, et fait en particulier disparaître les notions d’identité et d’altérité : « Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien ou mien ». Aucune parcelle des deux êtres n’échappe à cette fusion des volontés, qui unit les âmes dans l’égalité.

Conclusion

Remarquable par sa situation centrale mais surtout par sa tonalité ardente et mélancolique, ce texte met en valeur l’expérience unique de l’amitié dans l’existence de Montaigne. L’engagement absolu que représente cette amitié à ses yeux exclut en effet la possibilité d’avoir plusieurs amis. Il a perdu le seul et unique confident qui pût lire en lui à livre ouvert, et c’est ainsi qu’il s’est trouvé contraint à l’introspection solitaire. Il va chercher à mieux se connaître, à s’analyser (part autobiographique des Essais). Il a encore cherché à transformer en présence l’absence éternelle de son ami, puisque c’est grâce aux Essais que La Boétie se trouve immortalisé par la figure de l’ami exemplaire. Depuis la mort de son ami, Montaigne ne vit plus qu’à moitié. Chacun connaissait si parfaitement l’autre qu’il pouvait expliquer la moindre de ses actions.

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