Semprun, L’Écriture ou la Vie, Étude d’un extrait il y aura des survivants, certes…
Texte étudié
Il y aura des survivants, certes. Moi, par exemple. Me voici survivant de service, opportunément apparu devant ces trois officiers d’une mission alliée pour leur raconter la fumée du crématoire, la chair brûlée sur l’Ettersberg, les appels sous la neige, les corvées meurtrières, l’épuisement de la vie, l’espoir inépuisable, la sauvagerie de l’animal humain, la grandeur de l’homme, la nudité fraternelle et dévastée du regard des copains.
Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ?
Le doute me vient dès ce premier instant.
Nous sommes le 12 avril 1945, le lendemain de la libération de Buchenwald. L’histoire est fraîche, en somme. Nul besoin d’un effort de mémoire particulier. Nul besoin non plus d’une documentation digne de foi, vérifiée. C’est encore au présent, la mort. Ça se passe sous nos yeux, il suffit de regarder. Ils continuent de mourir par centaines, les affamés du Petit Camp, les Juifs rescapés d’Auschwitz.
Il n’y a qu’à se laisser aller. La réalité est là, disponible. La parole aussi.
Pourtant un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. Mais ceci n’a rien d’exceptionnel : il en arrive ainsi de toutes les grandes expériences historiques.
Semprun, L’écriture ou la vie
Introduction
Jorge Semprun est né en 1923 à Madrid. En 1937, pendant la guerre d’Espagne, sa famille s’exile en France. Il fut arrêté en France par la Gestapo comme résistant communiste et déporté à Buchenwald de janvier 1944 à la libération du camp en avril 1945. L’écriture ou la vie a été écrit en 1994 et grâce à cette œuvre, Semprun a reçu le Prix Littéraire des Droits de l’Homme en 1995. Dans cette œuvre il ne cherche pas à raconter mais à témoigner comment écrire. C’est pourquoi dans un premier temps nous étudierons le témoignage vécu puis, dans un second temps, les doutes sur la possibilité d’écrire émis par l’auteur.
I. Témoignage vécu
A. Aspect autobiographique
Première personne du singulier : « Moi », « Me », « me ».
Différentes valeurs du présent : « Nous sommes » (présent de narration), « peut-on raconter », « me vient » (présent d’énonciation), « il en arrive ainsi de toutes les grandes expériences historiques » (présent de vérité générale).
B. Les horreurs du camp
Énumération sans verbe qui raconte ce qui s’est passé : « … la fumée du crématoire, la chair brûlée sur l’Ettersberg, les appels sous la neige, les corvées meurtrières, l’épuisement de la vie, l’espoir inépuisable, la sauvagerie de l’animal humain, la grandeur de l’homme, la nudité fraternelle et dévastée du regard des copains » ? c’est le quotidien des déportés => les cinq sens sont mis à l’épreuve.
« corvées meurtrières » = travaux, opposition entre « épuisement » et « inépuisable » et opposition entre « sauvagerie » = SS et « grandeur » plus « fraternelle ».
C. Des précisions qui décrivent une réalité
Date précise : « nous sommes le 12 avril 1945 ».
Lieux précis : « l’Ettersberg », « Buchenwald », « Auschwitz ».
Témoignage vécu et éléments traditionnels des témoignages des autres déportés : « devant ces trois officiers d’une mission alliée », et langage proche de l’oral : « en somme ».
Arbitraire de la situation, faits aléatoires : « Moi, par exemple. Me voici survivant de service… » plus note d’humour, « opportunément » (= hasard).
Malgré le fait qu’il a été témoin, il se pose la question, peut-on raconter ?
II. Les doutes sur la possibilité d’écrire
A. La question
« Mais peut-on tout raconter ? Le pourra-t-on ? » : deux questions mises en valeur dans un seul paragraphe détaché.
« Le doute me vient dès ce premier insistant » : apparition du doute.
B. Une réponse positive
« Il n’y a qu’à se laisser aller » : il se remet dans la peau de celui qui sort du camp.
« La réalité est là, disponible. La parole aussi. » : personnification et phrase nominale.
« Nul besoin d’un effort de mémoire particulier. Nul besoin non plus d’une documentation… » : répétition de « nul besoin », ici, il n’y a pas de problème de mémoire.
C. Une objection
« Pourtant » : doute, objection.
« Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable… » : indicible (ce qu’on ne peut pas dire) en parallèle avec « invivable » = expérience difficile à raconter.
« substance », « densité » : comment faire comprendre et faire ressentir ce qui s’est passé ?
« Ne parviendront à cette substance » : futur et répétition de « substance ».
« artifice » opposé à « vérité » = vérité qui passera après une transformation + « création », « ou de récréation » = paradoxe.
« partiellement » ? le témoignage ne sera pas complet.
Conclusion
Dans ce texte on se rend compte que faire récit des épreuves vécues dans les camps ne va pas de soi. En effet le témoignage en lui-même est dicible mais cette expérience a été invivable, c’est-à-dire que les gens ne peuvent pas imaginer les horreurs vécues dans les camps et cela représente une souffrance pour ces prisonniers de ne pas être cru.