La Bruyère, Les Caractères, XII, Des jugements, La Guerre des Chats
Texte étudié
II9 (VI)
L’homme est un animal raisonnable. Qui vous a passé cette définition ? sont-ce les loups, les singes et les lions, ou si vous vous l’êtes accordée à vous-mêmes ? C’est déjà une chose plaisante que vous donniez aux animaux, vos confrères, ce qu’il y a de pire, pour prendre pour vous ce qu’il y a de meilleur. Laissez-les un peu se définir eux-mêmes, et vous verrez comme il s’oublieront et comme vous serez traités. Je ne parle point, ô hommes, de vos légèretés, de vos folies et de vos caprices, qui vous mettent au-dessous de la taupe et de la tortue, qui vont sagement leur petit train, et qui suivent sans varier l’instinct de leur nature ; mais écoutez-moi un moment. Vous dites d’un tiercelet de faucon qui est fort léger, et qui fait une belle descente sur la perdrix : « Voilà un bon oiseau »; et d’un lévrier qui prend un lièvre corps à corps : « C’est un bon lévrier. » Je consens aussi que vous disiez d’un homme qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui l’atteint et qui le perce : « Voilà un brave homme. « Mais si vous voyez deux chiens qui s’aboient, qui s’affrontent, qui se mordent et se déchirent, vous dites : « Voilà de sots animaux » ; et vous prenez un bâton pour les séparer. Que si l’on vous disait que tous les chats d’un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu’après avoir miaulé tout leur soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que de cette mêlée il est demeuré de part et d’autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infecté l’air à dix lieues de là par leur puanteur, ne diriez-vous pas : « Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler ? » Et si les loups en faisaient de même : « Quels hurlements ! quelle boucherie ! » Et si les uns ou les autres vous disaient qu’ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu’ils la mettent à se trouver à ce beau rendez-vous, à détruire ainsi et à anéantir leur propre espèce ? ou après l’avoir conclu, ne ririez-vous pas de tout votre coeur de l’ingénuité de ces pauvres bêtes ? Vous avez déjà, en animaux raisonnables, et pour vous, distinguer de ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles, imaginé les lances, les piques, les dards, les sabres et les cimeterres, et à mon gré fort judicieusement; car avec vos seules mains que vous pouviez-vous vous faire les uns aux autres, que vous arracher les cheveux, vous égratigner au visage, ou tout au plus vous arracher les yeux de la tête ? au lieu que vous voilà munis d’instruments commodes, qui vous servent à vous faire réciproquement de larges plaies d’où peut couler votre sang jusqu’à la dernière goutte, sans que vous puissiez craindre d’en échapper. Mais comme vous devenez d’année à autre plus raisonnables, vous avez bien enchéri sur cette vieille manière de vous exterminer: vous avez de petits globes qui vous tuent tout d’un coup, s’ils peuvent seulement vous atteindre à la tête ou à la poitrine ; vous en avez d’autres, plus pesants et plus massifs, qui vous coupent en deux parts ou qui vous éventrent, sans compter ceux qui tombant sur vos toits, enfoncent les planchers, vont du grenier à la cave, en enlèvent les voûtes, et font sauter en l’air, avec vos maisons, vos femmes qui sont en couche, l’enfant et la nourrice : et c’est là encore où gît la gloire ; elle aime le remue-ménage, et elle est personne d’un grand fracas.
La Bruyère, Les Caractères II9 (VI)
I. La perversion de l’homme
A. Un comportement similaire à celui des animaux
Tout au long du texte, La Bruyère compare les hommes à des animaux. Il commence tout d’abord par les comparer à deux chiens qui se battent : « chiens qui s’aboient, qui s’affrontent, qui se mordent et se déchirent » : gradation.
Ensuite l’auteur les compare à des chats. De plus il utilise des hyperboles : « milliers », « à dix lieues », « neuf à dix mille chats » pour mettre en relief la cruauté et l’absurdité de la guerre.
La comparaison est de plus en plus frappante. En effet, La Bruyère compare les hommes à des loups : « et si les loups ». Ainsi, nous pouvons penser que la meute de loups représente une armée d’hommes. De plus cette comparaison est renforcée par des parallélismes de construction.
« animaux raisonnable » représente les hommes en général, ce qui différencie les hommes des animaux.
B. Une intelligence au service du mal
Le caractère « raisonnable » des hommes, leur supériorité sur les animaux réside finalement dans leur capacité à inventer des armes de plus en plus meurtrières comme le démontre La Bruyère à la fin du texte.
Le moraliste ne définit pas les armes : il décrit brièvement dans jamais les nommer. D’ailleurs, il utilise un euphémisme pour définir les fusils : « de petits globes ».
Le champ lexical des armes est présent dans tout le texte : « les lances, les piques, les dars, les sabres, les cimetières », « instruments commodes », « plus pesant et plus massif », « ceux qui tombant sur vos toits ».
Ainsi La Bruyère parvient de façon ironique à remettre en cause l’intelligence de l’homme.
II. L’absurdité de la guerre
A. L’interpellation des hommes
Afin de démontrer l’absurdité de la guerre, l’auteur interpelle les hommes grâce à différents procédés. Le texte entier est une apostrophe au lecteur, ce que nous pouvons voir dès le début : « Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler ? », l’auteur attire ainsi l’attention du lecteur pour le toucher davantage.
Il multiplie les adresses directes sous forme de questions qui sont présentes après chaque comparaison.
Le lecteur est lui-même interpellé mais il est aussi pris à témoin.
La Bruyère engage donc un dialogue fictif avec le lecteur. Cette situation d’énonciation originale donne la force à la polémique du texte.
B. Un moteur : la gloire
Le nom « gloire » est utilisé à deux reprises dans le texte. De plus, notons que l’on trouve deux parties dans l’extrait : dans la première partie, il est question des animaux puis dans la deuxième, il est question des hommes. Le substantif « gloire » est utilisé pour conclure chacune des sous-parties.
La Bruyère personnifie la gloire à la fin du texte notamment avec les verbes gésir et aimer : « où gît la gloire », « elle aime ». Cette personnification tend à prouver que tout est au service de la gloire.
Selon l’auteur, la gloire est une valeur négative car elle est à l’origine d’un « carnage » et d’un « grand fracas ». D’ailleurs, on trouve le champ lexical de la bataille : « s’affrontent », « se mordent », « se déchirent », « fureur », « détruit », « anéantir », « arracher », « égratigner », « couler votre sang », « exterminer ».
L’orgueil des hommes est ainsi dénoncé.
Conclusion
La Bruyère dénonce ainsi le comportement sauvage des hommes et l’inhumanité de la guerre. Il démontre que le comportement humain est pire que celui des animaux car les hommes se servent de leur intelligence pour perfectionner leur efficacité meurtrière.