La Fayette, La Princes de Clèves, Scène de l’Aveu
Texte étudié
– Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari, mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas d’en laisser paraître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour, ou si j’avais encore madame de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on en a jamais eu ; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez.
Monsieur de Clèves était demeuré pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les yeux sur elle qu’il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes, et d’une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l’embrassant en la relevant :
– Ayez pitié de moi, vous-même, Madame, lui dit-il, j’en suis digne ; et pardonnez si dans les premiers moments d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue, vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre : elle dure encore ; je n’ai jamais pu vous donner de l’amour, et je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre. Et qui est-il, Madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu’a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? Je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché par la pensée qu’il était incapable de l’être. Cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire. J’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant ; mais il est impossible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière ; il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini : vous m’estimez assez pour croire que je n’abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n’en abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari.
Introduction
Le Classicisme est un courant esthétique et intellectuelle ayant connu son apogée au XVIIème siècle, prenant comme référence esthétique les chefs d’œuvre de l’antiquité gréco-latine (Aristote, Boileau…). Le but premier de ce mouvement littéraire est de concevoir une harmonie dans les textes et les écrits (normalisation de la langue), à l’aide de règles strictes. Nous allons étudier un extrait de « La Princesse de Clèves ». Nous verrons dans quelle mesure ce texte témoigne d’une esthétique classique. Pour cela, nous nous porterons dans un premier temps sur le caractère incroyable de cet aveu et dans un deuxième temps sur le caractère pathétique de cette scène.
I. Un aveu incroyable
A. Des circonstances tout à fait romanesques
La retraite à Coulommiers (Mme de Clèves s’est retirée à la campagne par crainte de rendre publics ses sentiments pour M. de Nemours : « m’éloigner de la Cour », « je veux éviter les périls », « me retirer de la Cour »).
L’incompréhension de M. de Clèves (qui ne comprend pas pourquoi sa femme, à son âge, veut se retirer, et croit qu’elle cherche à l’éviter : il provoque l’aveu en la pressant de lui répondre).
La dissimulation de M. de Nemours (qui s’est égaré à la chasse et qui, comme par hasard, est parvenu jusqu’au pavillon du jardin de la demeure de campagne de M. et de Mme de Clèves : il entend l’aveu que fait Madame de Clèves à son mari).
B. Un aveu héroïque
L’originalité de la conduite de Mme de Clèves (« un aveu que l’on a jamais fait à son mari », « m’en donne la force », « quelque dangereux que soit le parti que je prends », « songez que pour faire ce que je fais », « un procédé comme le vôtre »).
La noblesse de Mme de Clèves (« je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous », « il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari », « vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde », « il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière »).
L’innocence de Mme de Clèves (« l’innocence de ma conduite et de mes intentions », « je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse », « je ne vous déplairai jamais par mes actions »).
C. Un aveu classique (= à lire entre les lignes)
Des sentiments euphémisés (« il est vrai que j’ai des raisons », « si j’ai des sentiments qui vous déplaisent ») [une autre manière de dire : « j’en aime un autre »].
La recherche d’un guide spirituel et moral pour lutter contre la passion (« si j’avais encore Mme de Chartres pour aider à me conduire », « conduisez-moi »).
II. Une scène pathétique
A. Une demande de clémence réciproque
L’humilité de Mme de Clèves (« en se jetant à ses genoux », « faire relever sa femme », « à ses genoux le visage couvert de larmes », « l’embrassant en la relevant »).
Un « procédé » bien reçu (« ayez pitié de moi vous-même […], j’en suis digne ; et pardonnez », « la confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini », « vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais aie une femme ait donnée à son mari »).
B. La souffrance de Mme de Clèves
– La solitude et le manque d’expérience (sa mère étant morte, elle n’a personne à qui se confier ; elle est très jeune, environ 17 ans : « les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge »).
– La tentation renouvelée (M. de Nemours étant un familier de son mari, elle le voit sans cesse à la Cour et doit continuellement le fuir et se surveiller, c’est pourquoi elle refuse de révéler son nom peu après).
– Un amour impossible (Mme de Clèves a été élevée dans le respect du mariage et a elle-même accepté M. de Clèves pour époux : faire cet aveu, c’est se condamner à ne jamais pourvoir aimer M. de Nemours ? situation qui sera encore plus vraie après la mort de son mari, dont elle se sent coupable).
C. La souffrance de M. de Clèves
Une souffrance ancienne [= « elle ne m’a jamais aimé »] (« vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous aie vue ; vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre : elle dure encore ; je n’ai jamais pu vous donner de l’amour », « je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché par la pensée qu’il était incapable de l’être »).
Une souffrance renouvelée [= « elle en aime un autre »] (« la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même », « il pensa mourir de douleur », « une affliction aussi violente », « je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été », « je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre », « cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire »).
Le début d’une jalousie qui lui sera fatale [= « qui est-il ? »] (Série d’interrogations + « j’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant », « je ne vous en aimerai pas moins »).
Conclusion
Une scène éminemment classique où l’on voit le personnage principal (= héroïne classique) tenter de maîtriser sa passion au nom des principes de l’honneur et de la religion. Mais aussi une scène-clef qui relance l’action (un nœud dramatique), puisqu’elle précipite le dénouement (jalousie mortelle de M. de Clèves, rupture de la confiance entre M. et Mme de Clèves, à cause de la diffusion de l’aveu, et jalousie bientôt triomphante et pourtant malheureuse de M. de Nemours).