Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre XXII
Texte étudié
Lettre XXII
De Madame de Tourvel à Madame de Volanges
Du château de… 18 août 17**.
Vous serez sans doute bien aise, Madame, de connaître un trait de M. de Valmont, qui contraste beaucoup, ce me semble, avec tous ceux sous lesquels on vous l’a représenté. Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que se soit, si fâcheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu ! Enfin vous aimez tant à user d’indulgence, que c’est vous obliger que de vous donner des motifs de revenir sur un jugement rigoureux. M. de Valmont me paraît fondé à espérer cette faveur, je dirais presque cette justice de votre part, et voici sur quoi je le pense.
Il a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire supposer quelque projet de sa part dans les environs, comme l’idée vous en était venue ; idée que je m’accuse d’avoir saisie peut-être avec trop de vivacité. Heureusement pour lui, et surtout heureusement pour nous, puisque cela nous sauve d’être injustes, un de mes gens devait aller du même côté que lui ; et c’est par là que ma curiosité répréhensible, mais heureuse, a été satisfaite. Il nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au village de… une malheureuse famille dont on vendait les meubles, faute d’avoir pu payer les impositions, s’était empressé non seulement d’acquitter sur le champ la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d’argent assez considérable. Mon domestique a été témoin de cette vertueuse action ; et il m’a rapporté de plus que les paysans, causant entre eux et avec lui, avaient dit qu’un domestique qu’ils ont désigné, et que le mien croit être celui de M. de Valmont, avait pris hier des informations sur ceux des habitants du village qui pouvaient avoir besoin de secours. Si cela est ainsi, ce n’est même plus seulement une compassion passagère, et que l’occasion détermine : c’est le projet formé de faire du bien ; c’est la sollicitude de la bienfaisance ; c’est la plus belle vertu des plus belles âmes ; mais, soit hasard ou projet, c’est toujours une action honnête et louable, et dont le seul récit m’a attendrie jusqu’aux larmes. J’ajouterai de plus, et toujours par justice, que lorsque je lui ai parlé de cette action, de laquelle il ne disait mot, il a commencé par s’en défendre, et a eu l’air d’y mettre si peu de valeur, lorsqu’il en est convenu, que sa modestie en doublait le mérite.
A présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour, s’il n’est que cela et se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes ? Quoi ! les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance ? Dieu permettrait-il qu’une famille vertueuse reçut, de la main d’un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence ? et pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé ? Non, j’aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles ; et je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l’ennemi de la vertu. M. de Valmont n’est peut-être qu’un exemple de plus du danger des liaisons. Je m’arrête à cette idée qui me plaît. Si, d’une part, elle peut servir à le justifier dans votre esprit, de l’autre, elle me rend de plus en plus précieuse l’amitié tendre qui m’unit à vous pour la vie.
J’ai l’honneur d’être, Madame, etc.
P.S.- Mme de Rosemonde et moi nous allons, dans l’instant, voir aussi l’honnête et malheureuse famille, et joindre nos secours tardifs à ceux de M. de Valmont. Nous le mènerons avec nous. Nous donnerons au moins à ces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur ; c’est, je crois, tout ce qu’il nous a laissé à faire.
Laclos, Les Liaisons dangereuses
I. Un plaidoyer en faveur de Valmont…
A. Mme de Tourvel est séduite
Elle est enthousiaste, et consacre toute sa lettre à faire l’éloge de Valmont, sans retenue, de la première à la dernière ligne. Elle est véhémente et convaincue, et cherche à influencer le jugement de valeur que porte son amie sur Valmont. Elle a recours pour cela à des accumulations de qualités et de vertus, à une abondante ponctuation, à des hyperboles, à des superlatifs. Dans son PS, elle fait part de son intention de faire venir Valmont avec elle au village pour revoir les pauvres gens qu’il a sauvés.
Elle cache à son amie qu’elle a intentionnellement envoyé un domestique enquêter sur le comportement de Valmont. Elle est curieuse, intriguée, et crédule : elle croit tout ce que lui a raconté son domestique, et enjolive son récit de son propre avis, alors qu’elle n’y était pas elle-même. Le « seul récit » de la scène l’a « attendrie jusqu’aux larmes ».
B. Elle argumente avec conviction
Elle connaît son interlocutrice et la flatte : « enfin vous aimez tant à user d’indulgence, que c’est vous obliger que de vous donner des motifs de revenir sur un jugement trop rigoureux ». Elle vante sa bonté et s’appuie dessus pour faire passer son message et convaincre.
Le premier paragraphe vise à dissiper le malentendu qui salit la réputation de Valmont, à contredire une réputation qu’il ne mériterait pas. Il nous apprend que Mme de Volanges a une image négative de Valmont, et que cela rend donc l’entreprise de valorisation dans laquelle se lance Mme de Tourvel plus difficile. Elle doit démonter les préjugés de son amie contre Valmont en lui citant des raisons de l’estimer.
Après ce passage introductif, la narratrice raconte toute l’histoire telle qu’elle lui a été rapportée. Dans le dernier paragraphe, elle veut démontrer avec vigueur que le manichéisme, les amalgames et les rumeurs, transportées par les lettres (« les liaisons ») ont sali à tort la réputation de Valmont. Elle associe dans sa dernière phrase son entreprise de valorisation de Valmont avec l’amitié qu’elle porte à sa destinataire (« si, d’une part, elle peut servir à le justifier dans votre esprit, de l’autre, elle me rend de plus en plus précieuse l’amitié tendre qui m’unit à vous pour la vie »).
Le fait qu’un de ses serviteurs ait vu la scène lui interdit de douter de la sincérité de l’acte : « heureusement pour lui… a été satisfaite » et lui donne un nouveau gage de crédibilité qu’elle met en avant dans son argumentation. Elle estime rendre justice à Valmont en louant ses qualités.
C. Le portrait de Valmont
Il ne mériterait pas la mauvaise réputation qu’on lui attribue : « un trait de M. de Valmont, qui contraste beaucoup […] avec tous ceux sous lesquels on vous l’a représenté », « revenir sur un jugement trop rigoureux ». Mme de Tourvel veut lui rendre justice en plaidant en sa faveur.
Sa générosité est immense puisque « non seulement… » il a payé la dette des pauvres gens, « mais même leur avait donné une somme d’argent considérable » (accumulation). Son action est qualifiée de « vertueuse », et elle serait de surcroît préméditée et donc pas seulement ponctuelle, exceptionnelle, puisque Valmont se serait renseigné la veille. Valmont aurait donc manifesté un « projet de faire du bien », une « sollicitude de la bienfaisance », « la plus belle vertu des plus belles âmes ». Même planifié, son acte serait « une action honnête et louable ». Enfin, il aurait fait preuve de la plus grande modestie lorsque Mme de Tourvel lui a parlé de son action, ce qui doublerait son mérite.
II. … qui consacre la réussite de son plan machiavélique
A. Une mise en scène parfaitement réussie
Valmont escomptait la présence d’un domestique de Mme de Tourvel : il fut là, et a parfaitement joué le rôle qu’on attendait de lui : il a tout rapporté à sa maîtresse, sans remettre en doute la sincérité et la spontanéité de la scène. Valmont a été perçu exactement comme il l’espérait : bienfaiteur, vertueux, généreux.
Les renseignements qu’il a pris sur la famille se sont révélés fort utiles, et même si cette précaution a été éventée, elle ne l’a pas desservi, puisque Mme de Tourvel juge l’action, planifiée ou non, « honnête et louable ».
Le parallélisme entre les deux lettres, les deux récits de la même scène montre qu’aucun imprévu n’est venu gâcher la mise en scène, qui a parfaitement fonctionné.
B. Élaborée à partir de présupposés qui se sont vérifiés
Valmont voulait conquérir l’estime de Mme de Tourvel car il la savait vertueuse, dévote, et donc sensible à de tels actes. Ses qualités se sont confirmées, elle ne tarit pas d’éloges sur Valmont et s’est empressée de les diffuser.
La force des « liaisons » : en peu de temps, Mme de Tourvel a raconté la scène, qu’elle-même tient de son serviteur, à son amie Mme de Volanges. Valmont a donc réussi, par lettres interposées, à restaurer sa réputation.
C. Et dont les conséquences dépassent les espérances de son auteur
Mme de Tourvel est une femme vertueuse, et de bonne réputation : les propos élogieux qu’elle tient à son égard ne seront donc pas remis en question par leurs destinataires, ils sont tout de suite crédités de la plus grande confiance. C’est donc, à l’insu de Mme de Tourvel, une alliée de choix dans les plans de Valmont. Le récit qu’elle fait de l’épisode est encore plus élogieux car paré de toute la crédibilité de Mme de Tourvel. C’est donc un relais très efficace.
Conclusion
Une lettre à lire au regard de la précédente, pour pouvoir apprécier l’efficacité de la stratégie de Valmont.