Le Clézio, Mondo et autres hiratoires, Celui qui n’avait jamais vu la mer
Texte étudié
« La mer était belle ! Les gerbes blanches fusaient dans la lumière, très haut et très droit, puis retombaient en nuages de vapeur qui glissaient dans le vent. L’eau nouvelle emplissait les creux des roches, lavait la croûte blanche, arrachait les touffes d’algues. Loin, près des falaises, la route blanche de la plage brillait. Daniel pensait au naufrage de Sindbad, quand il avait été porté par les vagues jusqu’à l’île du roi Mihrage, et c’était tout à fait comme cela, maintenant. Il courait vite sur les rochers, ses pieds nus choisissaient les meilleurs passages, sans même qu’il ait eu le temps d’y penser. C’était comme s’il avait vécu ici depuis toujours, sur la plaine du fond de la mer, au milieu des naufrages et des tempêtes.
Il allait à la même vitesse que la mer, sans s’arrêter, sans reprendre son souffle, écoutant le bruit des vagues. Elles venaient de l’autre bout du monde, hautes, penchées en avant, portant l’écume, elles glissaient sur les roches lisses et elles s’écrasaient dans les crevasses. Le soleil brillait de son éclat fixe, tout près de l’horizon. C’était de lui que venait toute cette force, sa lumière poussait les vagues contre la terre. C’était comme une danse qui ne pouvait pas finir, la danse du sel quand la mer était basse, la danse des vagues et du vent quand le flot remontait vers le rivage. »
Le Clézio, Mondo et autres histoires
Introduction
Né en 1940 d’un père breton dont la famille avait vécu à l’Ile Maurice, Jean-Marie Gustave Le Clézio commence à écrire et à voyager très tôt. En 1963, son premier roman, Le Procès-Verbal, obtient le Prix Renaudot. Après des études de lettres, il enseigne dans des universités étrangères et fait de nombreux séjours chez les Indiens de Panama. Il a publié une vingtaine d’ouvrages : des romans (dont Désert, Le chercheur d’or), des récits, autant de contes pour enfants que fables philosophiques (dont La fièvre, Le Déluge, Mondo) et des essais (L’Extase matérielle).
Celui qui n’avait jamais vu la mer est la cinquième histoire du recueil Mondo et autres histoires qui date de 1978 et présente des personnages en rupture avec l’univers étriqué de la vie quotidienne, technocratique et qui cherchent à voir avidement le monde.
Daniel, le héros de Celui qui n’avait jamais vu la mer s’échappe un jour du lycée où il s’étiole pour découvrir celle dont il rêve depuis toujours : la mer.
Le passage est presque à la fin de l’épisode central de la nouvelle, avant l’épilogue où le narrateur laisse inconnu le destin de Daniel et revient au lycée où traîne encore mystérieusement l’idée de ce rêve.
Cet extrait est construit comme une suite d’élans successifs, de marée montante. Les mouvements de tous les éléments et de Daniel miment ce flux montant. Mais l’harmonie qui règne entre le personnage et la mer est celle du temps, de l’éternité.
I. Une ample marée montante
A. La mer
1. « La mer était belle »
Le terme « mer » ouvre le texte de façon exclamative, admirative et annonce la suite.
La mer est formée d’une « plaine » sujette aux mouvements des marées (« basse » ou qui « remontait le rivage ») et même des catastrophes (« naufrages et tempêtes »). Mais la mer se définit surtout par des vagues.
2. Le mouvement des vagues
Il est à la fois vertical (ascension/descente) et horizontal.
L’ascension suivie de la chute est reprise par les verbes et termes « fusaient »/ « retombaient », « hautes »/ « s’écrasaient ».
Le mouvement horizontal va vers la terre. Il a « porté » Sindbad « jusqu’à l’île du roi Mirhage » et le soleil pousse les vagues « contre la terre ».
Le vent leur est associé car son balayage est latéral lui aussi : « glissaient dans le vent », « la danse des vagues et du vent ».
B. La course de Daniel
1. Récit et description mêlés
Daniel décrit ce que chacun pourrait voir et sa propre expérience.
Il est donc à la fois un acteur et un narrateur qui ne dit pas « je » : nous vivons sa perception des choses.
2. La description
La cascade d’imparfaits décrivant le mouvement des vagues en est une approche par étapes qui ne prend pas de recul, rendant compte du spectacle dans son déroulement chronologique : « fusaient », « retombaient », « emplissait », « lavait », « arrachait ».
Le procédé sera le même dans le deuxième paragraphe.
3. Le récit
Il concerne deux éléments : ce que pense le héros et sa course.
Les deux sont liés par le verbe penser : « Daniel pensait au naufrage » et « il courait…sans même qu’il ait eu le temps d’y penser ».
L’histoire de Sindbad le marin le marin échouant sur l’île du roi Mirhage appartient au premier voyage de Sindbad des Mille et Une Nuits. Cette évocation grandit l’expérience de Daniel. Il devient Sindbad en danger, ce qui explique le rythme de sa course, marquée par des fragments courts.
La phrase « Il courait vite…ses pieds nus … sans même » est en trois temps de longueur sensiblement croissante.
L’autre phrase sur sa course : « Il allait…sans s’arrêter, sans reprendre…écoutant » est constituée de séquences plus courtes qui marquent l’essoufflement renforcé par la répétition de « sans ».
Sa course s’associe au mouvement horizontal des vagues et se caractérise par sa rapidité : « il courait vite sur les rochers », « il allait à la même vitesse que la mer ».
C. La lumière
1. Une couleur unique, le blanc
Dès le début, nous avons les « gerbes blanches » et les « nuages de vapeur » des vagues qui portent « l’écume ».
Le sel est une « croûte blanche » et la plage est amenée par une « route blanche ».
2. La lumière et l’éclat
La lumière unifie le cadre de la description.
D’abord son origine précise, elle est celle du soleil : « Le soleil brillait de son éclat fixe », « C’était de lui que venait toute cette force, sa lumière poussait les vagues contre la terre. »
L’association de la couleur et de la lumière provoque un éclat particulier : le verbe « brillait » est employé pour la route et pour le soleil : « la route blanche de la plage brillait. », « Le soleil brillait ». Ils viennent en reflet l’un de l’autre. Cette brillance est dure : il s’agit d’un « éclat fixe ».
Le soleil est en définitive l’instigateur du mouvement, presque un personnage : « c’était de lui que venait toute cette force, sa lumière poussait les vagues ».
II. Un moment hors du temps
A. Un monde inébranlable
1. Un monde brutal
La marée montante se fait violemment : l’eau « arrachait », les vagues « s’écrasaient dans les crevasses » (noter l’allitération en [ kr] qui exprime cette violence).
C’est que nous sommes, malgré l’océan, dans un monde minéral.
2. Un monde minéral
Le cadre est de « creux de roches » ou de « roches lisses », de « rochers », de « falaises » et de « crevasses ».
Ces termes désignent et dessinent un paysage contrasté de hauteurs et de profondeurs.
3. Un monde rigide
Même les vagues ont une certaine rigidité. Elles montent « très droit », puis avancent « hautes, penchées en avant » comme debout.
B. Un mouvement répétitif
1. Structure du texte
Le texte est construit en chiasme pour les deux premiers paragraphes.
Le début est une description des vagues (jusqu’à « brillait ») puis un récit des pensées de Daniel jusqu’à la fin du premier paragraphe.
Le second paragraphe commence par le récit de la course de Daniel (jusqu’à « vagues ») pour se clore sur la description des vagues.
Le troisième paragraphe associe description des marées et évocation de leur origine : le soleil, immobile.
2. Répétitions
Le plan du texte montre comment l’histoire stagne au profit de l’évocation de mouvements répétés, par la reprise de groupes, de cadences.
Le temps employé est essentiel : les imparfaits marquent la répétition d’actions qui durent, ils élargissent aussi l’espace.
La répétition associe espace et temps.
3. L’espace infini
Les vagues viennent « de l’autre bout du monde », la route est « loin, près des falaises » et le soleil est « tout près de l’horizon ».
Tout est fait pour suggérer un espace vaste et ouvert.
Les articles sont le plus souvent définis, c’est-à-dire qu’ils renvoient à une réalité à la fois connue (celle que Daniel a sous les yeux) et imprécise surtout lorsqu’ils sont au pluriel : « la mer », « le soleil », mais surtout « les vagues », « les rochers » etc.
C. L’éternité
1. Une scène hors du temps
Le personnage est en synchronie avec la nature, il va « à la même vitesse que la mer », et comme elle va « sans s’arrêter ».
La marée est qualifiée de « danse » : le mot est repris trois fois : « comme une danse qui ne pouvait pas finir », « la danse du sel », « la danse des vagues ».
La communion entre la course de Daniel et la danse des vagues place la scène sous le signe de la représentation artistique, hors du temps réel.
2. Le temps du conte
Il est caractéristique que le héros auquel s’identifie Daniel soit un personnage imaginaire et non un personnage réel.
Sindbad est un héros magique des Mille et Une Nuits, c’est-à-dire du cycle sans fin.
La filiation entre Daniel et le marin aux sept voyages place le jeune garçon dans un temps similaire, féerique.
Le caractère du conte est marqué par les approximations : « c’était comme » et en particulier par l’expression « comme s’il avait vécu » qui installe le rêve dans le réel.
3. L’éternité
Comme il est dans un espace indéfini et infini (la mer), inconnu (pour son entourage, il est considéré comme disparu), Daniel a la sensation de l’éternité : « c’était comme s’il avait vécu ici depuis toujours ».
C’est pour cela que la danse « ne pourrait plus finir » et que le soleil « brillait de son éclat fixe ».
Ce paragraphe donne ainsi la mesure de l’éternité.
Conclusion
Ainsi ce passage qui semblait nous entraîner dans un mouvement sauvage se résout en une vaste respiration ample et cosmique.
Dans ce passage, le souffle de la mer et celui de l’adolescent s’accordent.
Cette marée montante poussera Daniel dans une grotte qui le révélera à lui-même.
Mais la mer s’arête et aussi l’épisode central qui met en œuvre cette idée chère à Le Clézio : « Les privilèges de l’adolescence sont les rêves et l’illusion » (Entretien avec P. Maury, Magazine Littéraire, mai 1985).