Le Clézio, Désert
Texte étudié
Ils étaient les hommes et les femmes de sable, du vent, de la lumière, de la nuit. Ils étaient apparus, comme dans un rêve, en haut d’une dune, comme s’ils étaient nés du ciel sans nuages, et qu’ils avaient dans leurs membres la dureté de l’espace. Ils portaient avec eux la faim, la soif qui fait saigner les lèvres, le silence dur où luit le soleil, les nuits froides, la lueur de la Voie lactée, la lune ; ils avaient avec eux leur ombre géante au coucher du soleil, les vagues de sable vierge que leurs orteils écartés touchaient, l’horizon inaccessible. Ils avaient surtout la lumière de leur regard, qui brillait si clairement dans la sclérotique de leurs yeux (1).
Le troupeau des chèvres bises et des moutons marchait devant leurs enfants. Les bêtes aussi allaient sans savoir où, posant leurs sabots sur des traces anciennes. Le sable tourbillonnait entre leurs pattes, s’accrochait à leurs toisons sales. Un homme guidait les dromadaires, rien qu’avec la voix, en grognant et en crachant comme eux. Le bruit rauque des respirations se mêlait au vent, disparaissait aussitôt dans les creux des dunes, vers le sud. Mais le vent, la sécheresse, la faim n’avaient plus d’importance. Les hommes et le troupeau fuyaient lentement, descendaient vers le fond de la vallée sans eau, sans ombre.
Le Clézio, Désert, 1980
(1) le blanc de l’œil
Introduction
Né en 1940 d’un père breton dont la famille avait vécu à l’Ile Maurice, Jean-Marie Gustave Le Clézio commence à écrire et à voyager très tôt. En 1963, son premier roman, Le Procès-Verbal, obtient le Prix Renaudot. Après des études de lettres, il enseigne dans des universités étrangères et fait de nombreux séjours chez les Indiens de Panama. Il a publié une vingtaine d’ouvrages : des romans (dont Désert, Le chercheur d’or) , des récits, autant de contes pour enfants que fables philosophiques (dont La fièvre, Le Déluge, Mondo) et des essais (L’Extase matérielle).
Le Clézio, passionné d’écriture dès l’âge de 7-8 ans, se fait connaître avec son premier roman Le Procès Verbal publié en 1963.
Désert, publié en 1980, où il abandonne l’écriture liée à « l’état brut » des premières œuvres, est son roman sans doute le plus accessible.
Il y peint la grande chevauchée tragique des nomades du désert marocain, remontant vers Agadir où ils seront vaincus et décimés par la puissance colonisatrice.
Dans les deux paragraphes analysés, Le Clézio montre la « caravane » marchant inexorablement vers un but dont elle sait d’avance qu’il sera sanglant et mortel. Il y peint également ceux qui participent à l’exode, leur endurance, leur vie si dure, si cruelle, la grandeur avec laquelle ils attendent et supportent leur destin
I. Une marche inexorable
1. Une marche fantasmagorique
« Ils étaient apparus, comme dans un rêve » (l.2) est la formule qui ouvre le roman. Il se refermera de la même façon en chiasme : « …comme dans un rêve, ils disparaissaient ».
Cette marche semble d’abord fantasmagorique, l’apparition des nomades fait songer à un mirage dans le désert.
L’art du romancier détaille cette apparition par :
– la place de « ils étaient apparus »
– les coupes mettant en valeur la qualité onirique « comme dans un rêve »
– la localisation élevée, près du ciel « en haut d’une dune »
– une origine presque surnaturelle : « comme s’ils étaient nés du ciel sans nuages » ; fait d’autant plus surprenant que rien ne dissimule cette naissance hors de l’ordinaire, puisque le ciel est précisément « sans nuages ». A moins que ce ne soit une raison de plus pour le merveilleux car un « ciel sans nuages » fait songer à un soleil de plomb, provoquant les mirages des assoiffés, des insolations ;
– le rythme de la phrase est en accord. D’abord trois éléments moyens de longueur presque identique, qui laissent surgir progressivement la manifestation inattendue, subite des nomades :
« Ils étaient apparus -6-, / comme dans un rêve -4-, / en haut d’une dune -5-
Puis viennent deux éléments plus longs, explicatifs, qui précisent leurs qualités hors de l’humain : « nés du ciel », « dureté de l’espace ».
2. L’importance des éléments naturels
Cette chevauchée est indissociable des grands éléments naturels où elle se trouve plongée, qu’elle perçoit directement comme si elle était d’un seul tenant avec eux, comme leur étant assimilée : « ciel », « espace », « soleil », « nuit froide », vent » qu’ils « portaient avec eux », « sable » « que leurs orteils […] touchaient ».
Ils sont comme une partie de ces éléments : « le sable tourbillonnait entre leurs pattes », « s’accrochait à leurs toisons », le bruit des respirations se mêlait au vent », « disparaissait […] dans […] les dunes ».
Tous les termes soulignent cette osmose, même avec les animaux du désert : « en grognant et en crachant comme les dromadaires ».
C’est d’ailleurs ce qui rend le déroulement de la marche grandiose : « ombre géante », « vagues de sable ».
Cette marche est humainement organisée avec des places précises : « Le troupeau […] marchait devant les enfants », « Un homme guidait les dromadaires ». Mais elle aussi machinale : « posant leurs sabots sur des traces antérieures ».
3. Une marche fatale
C’est également une marche fatale :
– en proie à l’impossible : « vers l’horizon inaccessible »
– à l’écrasement des éléments premiers : « dureté de l’espace, silence dur, nuits froides, vent, sécheresse », « bruit rauque des respirations » qui souligne la difficulté de la marche se heurtant aux formes natives toutes supérieures à l’homme et liguées, additionnée inexorablement ;
– à une destinée inexpliquée et inexplicable : « allaient sans savoir… », « n’avaient plus d’importance »
– certaines périodes amples, lentes « Ils portaient […] inaccessible », « le bruit rauque […] sud » : la cadence des phrases du dernier paragraphe, imitative des pas, rythme l’avancée dont le but est perçu intuitivement.
D’où le tragique qui naît de cet accablement sous les forces hors de l’humain, implacables ; c’est la grande fuite hors des hordes préhistoriques en proie à l’univers, ou les luttes des Titans contre le dieu des dieux, Zeus, dont ils savent confusément qu’il les vaincra.
Grandeur épique de constatation sans espoir de la dernière phrase et des éléments tragiques qui la ponctuent « sans eau, sans ombre ».
II. Un destin affronté avec grandeur
1. L’héroïsme des nomades
« du sable, du vent, de la lumière, de la nuit » donc de cette « natura rerum » (c.à.d. « de la nature ») que Lucrèce évoque.
Cette première phrase donne d’emblée la dimension héroïque des nomades.
D’abord le « Ils » qui commence les cinq phrases du premier paragraphe. Ce pronom porte à lui seul la généralité suffisante pour détacher « les hommes et les femmes », définis par l’article, hors du commun des mortels.
C’est donc le sens même de héros, demi-dieu en grec ancien.
Différence fondamentale avec les sédentaires qui ne savent plus la grandeur des forces de la terre dont l’homme s’éloigne en sa civilisation factice (idée chère à Le Clézio).
Les héros sont grands et cette grandeur leur vient d’abord de ce qu’ils sont en contact direct avec les « duretés », terribles de l’univers en son intégralité, et qu’ils les endurent en « silence » : « faim », « soif » qui fait saigner les lèvres », chaleur aussi intense le jour que le froid est violent la nuit.
2. La dimension épique du récit
Rien dans le monde où vit le héros n’est petit, médiocre. Tout est de dimension épique.
Ici le héros c’est la caravane nomade et ceux qui la constituent.
Leurs hauts-faits : ils continuent à avancer malgré les obstacles surhumains qui accablent, ne serait-ce qu’en souffrances physiques terribles : « qui fait saigner les lèvres », « silence dur », « bruit raque des respirations » et surtout la continuité dans les efforts, sans arrêt, sans presque de repos.
Tout est contre eux : le soleil, le jour implacable, la « lueur » glacée de la « Voix lactée, la lune » , la nuit, qui semble un œil fatal au-dessus d’eux, contemplant un destin sans issue.
Ils doivent tout particulièrement affronter le « sable », insidieux, omniprésent « que leurs orteils écartés touchaient » car ils ne cherchent pas à le fuir, au contraire, même s’il « tourbillonnait », « s’accrochait » sans cesse.
Mais ils sont grands parce qu’ils ont la taille de la fatalité. Ils sont au-dessus de l’humanité courante. Le symbole en est cette « ombre géante », élément presque de merveilleux (cf. la gigantomachie homérique que l’on retrouve dans les combats de géants ou chez V.Hugo dans La Légende des siècles).
3. Des héritiers d’une étincelle divine
Ils semblent aussi héritiers d’une certaine étincelle divine, ils sont tels des demi-dieux, car dès la deuxième phrase ils sont qualifiés d’enfants des grands éléments « Ciel », « Espace ».
La dernière phrase du premier paragraphe est à cet égard révélatrice : « Ils avaient surtout la lumière de leur regard » : Le Clézio souligne l’importance du regard qui transmets des pensées, des sentiments. Ici ce regard revêt un aspect illuminé : ce regard ne leur est-il pas transmis par Dieu ? Dans le roman, quand les difficultés sont trop épuisantes, la caravane s’arrête et prie.
Une notion d’extraordinaire, de sacré se dégage de ces êtres simples et grands, même si ce passage ne contient pas d’allusion aux grandes prières collectives évoquées dans le roman, où s’unissent en une ivresse détachée des contingences humaines ces hommes « de l’espace » , « nés du ciel sans nuages » : ces expressions à elles seules les classent au rang du surhumain.
Car les pièges multipliés de la nature multiplient justement leur grandeur héroïque face à une souffrance affreuse qui n’est pas seulement physique mais aussi morale.
Tout héros, qui ne se comporte pas comme l’homme ordinaire, est confronté à des souffrances qui deviennent sans importance sur le plan physique : « le vent, la sécheresse, la faim n’avaient plus d’importance ».
Mais leur souffrance est tragique moralement car le héros côtoie la mort et presque toujours sa marche l’y conduit inexorablement. C’est ce qui ressort du rythme fatal de la dernière phrase du second paragraphe. Ils sont entraînés vers le « fond de la vallée » sans possibilité d’arrêt, véritable plongée dans la fatalité. Ils le veulent pour sauver leur honneur et se révolter contre le colonisateur mais leur marche est sans issue car elle apportera la mort.
Conclusion
Ainsi Le Clézio glorifie dans cette page le nomadisme. Il exalte les marches et les échappées vers un « ailleurs » très longtemps de rêve.
Tandis que les premiers romans de Le Clézio étaient souvent le récit de la fuite hors des villes et de cette civilisation matérielle aliénante, le très beau roman Désert exalte en des pages d’épopée et une structure à la fois savante et envoûtante la grandeur et la puissance spirituelle des l’homme encore proche de ses sources.
C’est un roman tragique d’autant plus qu’il est inspiré d’événements historiques exacts de 1912, c’est un roman qui scande le récit de la marche irrépressible des guerriers du désert vers la cité d’Agadir où ils vont se trouver massacrés.