Le Clézio, Étoile errante, Le portrait d’Esther
Texte étudié
Elle savait que l’hiver était fini quand elle entendait le bruit de l’eau. L’hiver, la neige avait recouvert le village, les toits des maisons et les prairies étaient blancs. La glace avait fait des stalactites au bout des toits. Puis le soleil se mettait à brûler, la neige fondait et l’eau commençait à couler goutte à goutte de tous les rebords, de toutes les solives, des branches d’arbre, et toutes les gouttes se réunissaient et formaient des ruisselets, les ruisselets allaient jusqu’aux ruisseaux, et l’eau cascadait joyeusement dans toutes les rues du village.
C’était peut-être ce bruit d’eau son plus ancien souvenir. Elle se souvenait du premier hiver à la montagne, et de la musique de l’eau au printemps. C’était quand ? Elle marchait entre son père et sa mère dans la rue du village, elle leur donnait la main. Son bras tirait plus d’un côté, parce que son père était si grand. Et l’eau descendait de tous les côtés, en faisant cette musique, ces chuintements, ces sifflements, ces tambourinades. Chaque fois qu’elle se souvenait de cela, elle avait envie de rire, parce que c’était un bruit doux et drôle comme une caresse. Elle riait, alors, entre son père et sa mère, et l’eau des gouttières et du ruisseau lui répondait, glissait, cascadait…
Maintenant, avec la brûlure de l’été, le ciel d’un bleu intense, il y avait un bonheur qui emplissait tout le corps, qui faisait peur, presque. Elle aimait surtout la grande pente herbeuse qui montait vers le ciel, au-dessus du village. Elle n’allait pas jusqu’en haut, parce qu’on disait qu’il y avait des vipères. Elle marchait un instant au bord du champ, juste assez pour sentir la fraîcheur de la terre, les lames coupantes contre ses lèvres. Par endroits, les herbes étaient si hautes qu’elle disparaissait complètement. Elle avait treize ans, elle s’appelait Hélène Grève, mais son père disait : Esther.
Le Clézio, Étoile errante (1992)
Introduction
Né en 1940 d’un père breton dont la famille avait vécu à l’Ile Maurice, Jean-Marie Gustave Le Clézio commence à écrire et à voyager très tôt.
En 1963, son premier roman, Le Procès-Verbal, obtient le Prix Renaudot. Après des études de lettres, il enseigne dans des universités étrangères et fait de nombreux séjours chez les Indiens de Panama.
Il a publié une vingtaine d’ouvrages : des romans (dont Désert, Le chercheur d’or) , des récits, autant de contes pour enfants que fables philosophiques (dont La fièvre, Le Déluge, Mondo) et des essais (L’Extase matérielle).
Étoile errante, publié en 1992, s’ouvre sur le portrait du personnage principal, Esther, qui vit dans le Midi, à Sainte-Thérèse-Vésubie. La scène se déroule durant l’été 1943.
I. Un paysage poétiquement évoqué
1. Le cycle des saisons
L’hiver efface les marques de vie : il est représenté comme une force uniforme qui nie toute forme et toute couleur : « L’hiver, la neige avait recouvert le village, les toits des maisons et les prairies étaient blancs. »
Le printemps, avec l’eau, est décrit de façon esthétique, ainsi que le suggère la mélodie aquatique : « la musique de l’eau au printemps », « l’eau descendait de tous les côtés, en faisant cette musique, ces chuintements, ces sifflements, ces tambourinades. ». Il s’agit ici d’une métaphore musicale filée.
L’été estompe les limites terre/ciel ; il facilite une projection au-delà du paysage, au-delà des cadres : « Elle aimait surtout la grande pente herbeuse qui montait vers le ciel, au-dessus du village. ».
2. Le jeu des éléments naturels
Le soleil : il apparaît comme un élément radical : « Maintenant, avec la brûlure de l’été, le ciel d’un bleu intense ».
Le Clézio évoque de manière poétique l’eau et ses métamorphoses : glace, neige, gouttes, ruisselets, ruisseaux, cascades selon une structure en gradation. L’eau déclenche ici le souvenir, par mécanisme associatif : sa crue exprime le flux des souvenirs, un dégel de la mémoire.
Transition : l’espace renvoie ainsi au temps : le paysage est en fait indissociable d’une conscience et d’une sensibilité qui s’y projettent au passé. Un portrait- celui d’une jeune fille- s’amorce ainsi.
II. Un personnage en devenir
1. Une sensorialité en fête
Le personnage se résume à l’animation de ses sens, essentiellement l’ouïe, la vue, le toucher, l’odorat.
Certains se reprennent avec un effet d’intensification festif : « bruit de l’eau/ cascadait joyeusement » ; « le soleil se mettait à brûler », « avec la brûlure de l’été […] il y avait un bonheur ».
2. Une sensualité en éveil
Le corps de l’enfant devient adolescent comme le révèle la mention de son âge : «Elle avait treize ans ».
Elle s’éveille au plaisir des sens.
A chaque sensation, une émotion sensuelle est adjointe : « Chaque fois qu’elle se souvenait de cela, elle avait envie de rire, parce que c’était un bruit doux et drôle », « avec la brûlure de l’été, le ciel d’un bleu intense, il y avait un bonheur qui emplissait tout le corps ».
L’eau s’associe, dans une symbolique psychanalytique, à la femme ; le feu, qui fait fondre la neige, à la montée du désir.
Une réserve, une crainte, une méconnaissance s’expriment également face à la modification de soi : le texte les suggère par allusions répétées : la brûlure, les vipères, la disparition dans l’herbe.
Transition : en fait, le personnage semble naître à la vie adulte, s’initier au monde dans une connexion, fréquente chez Le Clézio, du cosmique et de l’érotique. Les cycles des saisons et du corps se confondent, les identités de l’être et du monde sont jumelées.
III. Un rituel initiatique
1. Une relation fusionnelle
Tout au long du texte, le personnage fusionne en permanence avec la nature.
Dans la première phrase, le savoir est lié à l’écoute de l’eau.
L’eau est joyeuse et répond, comme un être humain. A cet effet Le Clézio emploie des personnifications : « l’eau descendait de tous les côtés, en faisant cette musique, ces chuintements, ces sifflements » , « l’eau des gouttières et du ruisseau lui répondait ».
Le personnage disparaît dans l’herbe : « les herbes étaient si hautes qu’elle disparaissait complètement ».
Son nom renforce l’effet : Grève, comme l’espace naturel ainsi appelé.
Il est même possible de jouer avec l’onomastique. L’auteur y autorise, en disséminant phonétiquement dans le récit plus de quatre-vingt-cinq occurrences du son « è » que l’on trouve à la fois dans Hélène, Grève et Esther.
A partir de là, une logique poétique s’impose.
Esther, est-ce terre « Elle aimait surtout la grande pente herbeuse » / est-ce air ? « qui montait vers le ciel »
2. Une énigme romanesque
La datation de cette scène est 1943.
Les connotations du titre « étoile/ errante » et le prénom « Esther », suggèrent alors l’identité possible de la jeune fille.
Le narrateur tait sa situation.
S’agirait-il d’une petite juive cachée ?
C’est ce qui pourrait expliquer son épanouissement de la jeune fille au sein d’une nature complice.
Conclusion
Ce texte est révélateur de l’art de Le Clézio.
L’écrivain exalte, dans une écriture au lyrisme dominé, la puissance de la nature.
Au contact des éléments naturels fondamentaux comme l’eau, la terre, le soleil, les personnages de Le Clézio retrouvent un équilibre physique.
Face à des paysages inhabités, leur conscience s’apaise.
Attirés par l’infini cosmique, leur imaginaire acquiert une grandeur que l’écrivain tente, comme dans ce texte, de cerner dans des digressions méditatives.