Balzac, Le Père Goriot, L’Enterrement de Goriot
Texte étudié
Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux voitures armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le convoi jusqu’au Père-Lachaise. A six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l’un d’eux, s’adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n’y trouva rien, il fut forcé d’emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d’horrible tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d’un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages, et, le voyant ainsi, Christophe le quitta.
Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses: « A nous deux maintenant! »
Et pour premier acte du défi qu’il portait à la Société,
Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen.
Saché, septembre 1834.
Introduction
Nous sommes à la fin du roman (dernière page). L’auteur a le choix entre une fin fermée (pas de suite et mort du personnage principal) ou une fin ouverte (suite, et le personnage principal de meurt pas).
Or, cette dernière page est originale car elle est les deux à la fois. A la fois une fin fermée car Goriot meurt, mais aussi une fin ouverte avec la naissance de Rastignac.
C’est avec le père Goriot que Balzac a eu l’idée de la comédie humaine. Quelques personnages se retrouvent d’ailleurs dans d’autres romans.
Le père Goriot est depuis le début passionné par ses filles et il se sacrifie pour elles. Mais celles-ci refusent de le voir et il en meurt de chagrin. Il a agonisé tout seul dans des conditions misérables à la fois moralement et physiquement. La prière était très courte car il n’avait pas d’argent.
Dans ce passage, le convoi arrive au Père-Lachaise.
Première partie: La mort du père Goriot
Tous les éléments du roman sont présents : cadre précis (cimetière) par rapport à l’action, la description du lieu suit les étapes de l’enterrement pour voir toute la ville à laquelle il va porter le défi.
La fin du jour symbolise la mort de Goriot.
On a un panorama des personnages, les figurants tissant l’atmosphère d’un enterrement, un personnage secondaire : Christophe; un personnage principal : Eugène, puis Rastignac.
Mme de Nucingen est suggérée.
Goriot est enterré comme il est mort. Avant le passage, on voit que le prêtre expédie sa prière en une vingtaine de minutes par manque d’argent. Balzac dénonce ici l’Eglise du XIXème siècle.
Arrivent alors deux voitures :
Armoriées mais vides : Cela montre à quel point la noblesse n’est qu’extérieure : seule l’apparence compte. Cela montre aussi l’immortalité de ces deux familles.
A six heures … aussitôt : Deux indications temporelles, très précises. Balzac a un soucis du réalisme. Il veut montrer la rapidité très choquante de l’enterrement. Pour le mettre en relief, il écrit cette idée en une seule phrase et sans pause.
La courte prière : La durée de cette prière est fonction de l’argent. Cette cérémonie est qualifiée par sa rapidité et sa rapacité. On n’accorde même pas de temps de recueillement pour Goriot.
Pourboire : A toutes les étapes revient cette idée d’argent.
Emprunter 20 sous : L’ambitieux qui rêve de faire fortune doit demander de l’argent à un domestique. L’argent est incontournable, c’est lui qui a le pouvoir. Tout se paie, tout s’achète.
Un accès d’horrible tristesse : Eugène vient d’atteindre le fond. Il vient de perdre un être très cher et il n’a plus un sous en poche. Cette scène pourrait être filmée.
Crépuscule : C’est la fin du Père Goriot, et la fin des illusions de Rastignac. Il a eu son dernier chagrin de jeune homme.
Larme : Le terme est répété 3 fois. Représentation concrète, abstraite et cosmique du chagrin.
Regarde les nuages : Cela donne à Rastignac une attitude romantique. C’est une sorte d’arrêt sur image. Rastignac regarde la tombe, il vient d’enterrer avec Goriot ses illusions de jeune homme.
Puis il regarde les nuages. Il en a fini avec sa jeunesse, il est désormais un adulte.
Christophe le quitta : Rastignac devient un héros, il faut qu’il soit seul.
Cet enterrement a une valeur réaliste : La mort de Goriot; et une valeur symbolique : La mort des illusions de Rastignac. N’est-ce pas le prix à payer pour tout apprentissage?
Deuxième partie: La naissance de Rastignac
« Rastignac reste seule : Dans les pages qui précèdent, Balzac a appelé son personnage Eugène. Maintenant, il ne l’appelle plus que Rastignac.
« Fit quelques pas vers le haut » : On parle de l’arriviste. La réaction va se faire physiquement. On a le vocabulaire de la reprise en main.
Il ne regarde plus les nuages mais Paris, le lieu de son ambition.
Paris s’est tortueusement couchée le long des deux rives de la Seine.
« briller les lumières » : Paris est comparée à une courtisane pour montrer que cette ville est tentatrice. Le Paris nocturne des plaisirs tente Rastignac. Celui-ci est en train de se métamorphoser. Il a le regard d’un oiseau de proie, comme Georges du Roy.
« dôme des Invalides » : Il regarde le beau Paris.
« ruche … pomper le miel par avance » : Métaphore du désir de Rastignac. Cela désigne une intention qui est suivie par une déclaration (à nous deux) puis d’une action : Rastignac est déterminé.
« Et pour premier acte » : Rastignac agit d’ailleurs tout de suite.
« mots grandioses » : Balzac présente son personnage de façon grandiloquente.
« A nous deux » : Paroles très emphatiques : On retrouve les paroles de Vautrin.
Premier acte, dîner chez Mme de Nucingen : Rastignac va se servir d’elle en tant que femme de Nucingen. Il n’y a pas « Delphine » car la réussite de Rastignac sera dans la vengeance du Père Goriot sur Delphine.
Conclusion
Balzac a choisi de conclure son roman sur une scène pitoyable : c’est un enterrement où la mort n’est pas respectée. C’est la dureté du réalisme. Balzac a une vision pessimiste de la société, dans laquelle seul l’argent compte. Il y a un espoir, Rastignac pleure, il est écoeuré mais il craque et va plonger dans cette société.
On voit également qu’à l’occasion d’une épreuve, Rastignac a fini son apprentissage en perdant ses illusions. Son roman se termine avec la fin d’une étape de vie, c’est Maupassant avec « Bel Ami » qui se chargera de faire la suite.