Guilleragues, Lettres de la Religieuse Portugaise, Lettre III
Texte étudié
Je ne sais, ni ce que je suis, ni ce que je fais, ni ce que je désire : je suis déchirée par mille mouvements contraires : Peut-on s’imaginer un état si déplorable ? Je vous aime éperdument, et je vous ménage assez pour n’oser, peut-être, souhaiter que vous soyez agité des mêmes transports : je me tuerais, ou je mourrais de douleur sans me tuer, si j’étais assurée que vous n’avez jamais aucun repos, que votre vie, n’est que trouble, et qu’agitation, que vous pleurez sans cesse, et que tout vous est odieux ; je ne puis suffire à mes maux, comment pourrais-je supporter la douleur que me donneraient les vôtres, qui me seraient mille fois plus sensibles ? Cependant je ne puis aussi me résoudre à désirer que vous ne pensiez point à moi ; et à vous parler sincèrement, je suis jalouse avec fureur de tout ce qui vous donne de la joie, et qui touche votre cœur, et votre goût en France. Je ne sais pourquoi je vous écris, je vois bien que vous aurez seulement pitié de moi, et je ne veux point de votre pitié ; j’ai bien du dépit contre moi-même, quand je fais réflexion sur tout ce que je vous ai sacrifié : j’ai perdu ma réputation, je me suis exposée à la fureur de mes parents, à la sévérité des lois de ce Pays contre les Religieuses, et à votre ingratitude, qui me parait le plus grand de tous les malheurs : cependant je sens bien que mes remords ne sont pas véritables, que je voudrais du meilleur de mon cœur, avoir couru pour l’amour de vous de plus grands dangers, et que j’ai un plaisir funeste d’avoir hasardé ma vie et mon honneur ; tout ce que j’ai de plus précieux, ne devait-il pas être en votre disposition ? Et ne dois-je pas être bien aise de l’avoir employé comme j’ai fait : il me semble même que je ne suis guère contente ni de mes douleurs, ni de l’excès de mon amour, quoique je ne puisse, hélas ! me flatter assez pour être contente de vous ; je vis, infidèle que je suis, et je fais autant de choses pour conserver ma vie, que pour la perdre. Ah ! j’en meurs de honte : mon désespoir n’est donc que dans mes Lettres ? Si je vous aimais autant que je vous l’ai dit mille fois, ne serais-je pas morte, il y a longtemps ? Je vous ai trompé, c’est à vous de vous plaindre de moi : Hélas ! pourquoi ne vous en plaignez-vous pas ? Je vous ai vu partir, je ne puis espérer de vous voir jamais de retour, et je respire cependant : je vous ai trahi, je vous en demande pardon : mais ne me l’accordez pas ? Traitez-moi sévèrement ? Ne trouvez point que mes sentiments soient assez violents ? Soyez plus difficile à contenter ? Mandez-moi que vous voulez que je meure d’amour pour vous ? Et je vous conjure de me donner ce secours, afin que je surmonte la faiblesse de mon sexe, et que je finisse toutes mes irrésolutions par un véritable désespoir ; une fin tragique vous obligerait sans doute à penser souvent à moi, ma mémoire vous serait chère, et vous seriez, peut-être, sensiblement touché d’une mort extraordinaire, ne vaut-elle pas mieux que l’état où vous m’avez réduite ? Adieu, je voudrais bien ne vous avoir jamais vu. Ah ! je sens vivement la fausseté de ce sentiment, et je connais dans le moment que je vous écris, que j’aime bien mieux être malheureuse en vous aimant que de ne vous avoir jamais vu ; je consens donc sans murmure à ma mauvaise destinée, puisque vous n’avez pas voulu la rendre meilleure. Adieu, promettez-moi de me regretter tendrement, si je meurs de douleur, et qu’au moins la violence de ma Passion vous donne du dégoût et de l’éloignement pour toutes choses ; cette consolation me suffira, et s’il faut que je vous abandonne pour toujours, je voudrais bien ne vous laisser pas à une autre. Ne seriez-vous pas bien cruel de vous servir de mon désespoir, pour vous rendre plus aimable, et pour faire voir que vous avez donné la plus grande Passion du monde ? Adieu encore une fois, je vous écris des lettres trop longues, je n’ai pas assez d’égard pour vous, je vous en demande pardon, et j’ose espérer que vous aurez quelque indulgence pour une pauvre insensée, qui ne l’était pas, comme vous savez, avant qu’elle vous aimât. Adieu, il me semble que je vous parle trop souvent de l’état insupportable où je suis : cependant je vous remercie dans le fond de mon cœur du désespoir que vous me causez, et je déteste la tranquillité, où j’ai vécu, avant que je vous connusse. Adieu, ma Passion augmente à chaque moment. Ah ! que j’ai de choses à vous dire !
De Guilleragues, Lettres de la Religieuse Portugaise
Introduction
Une lettre aux accents raciniens par le tragique qui la parcourt. L’héroïne, comme Bérénice, Phèdre ou Hermione chez Racine, vit avec une grande violence une passion déchirante, poids mais aussi source de joie.
I. Des sentiments exacerbés par une passion dévorante
La ponctuation révèle l’agitation intérieure de la prétendue auteur, qui use et abuse des points d’exclamation et d’interrogation. Les phrases sont brèves, s’enchaînent rapidement, ce qui accentue l’impression d’énumération et d’accumulation. Elle s’exclame vivement « hélas ! », « Ah ! ». Sa lettre est une longue plainte et l’exposé de sa confusion. Elle avoue des émotions qui la submergent : elle ressent de la honte, des regrets, de la lucidité. Elle ne s’arrête plus de dérouler ses sentiments : elle écrit cinq fois « adieu » mais ne termine jamais. Plus d’une dizaine de points d’interrogation traduisent autant de questions à son destinataire, mais aussi à elle-même. Elle l’interpelle, lui enjoint de l’informer de la nature de ses sentiments pour elle. La syntaxe est tout aussi révélatrice : il y a une abondance de phrases coordonnées ou subordonnées. La lettre est peu construite et encore moins raisonnée, il s’agit plutôt d’une accumulation spontanée de constats, de questions, d’interrogations, de prières, de reproches. Son état est déplorable (registre du pathétique renforcé par l’usage de l’impératif pour marquer des injonctions) et inspire de la pitié (champ lexical de la blessure, du désespoir).
II. Des contradictions déchirantes
Frôlant parfois l’incohérence, la religieuse est visiblement dans le trouble le plus aigu. Elle est prisonnière d’envies contradictoires, et souffre de la complexité de la passion amoureuse (référence à la Passion du Christ, facilitée par le personnage de la religieuse), dévastant toutes ses certitudes. Elle écrit certes au présent, moment où elle écrit sa lettre, mais l’usage du subjonctif et du conditionnel renvoient à ses fantasmes, aux éventualités qu’elle discerne et aux doutes qu’elle éprouve. De nombreuses articulations d’opposition relient des éléments contradictoires. L’auteur est consciente des sentiments antagonistes qui la bouleversent. Elle ne parvient pas à dominer l’angoisse créée par la confusion. Elle laisse échapper des cris d’amour, réprimés ensuite par le constat de l’impossibilité de cet amour. Elle se sent impuissante, écrit toutefois, puis se reprend constamment…
III. La mise en scène du destinataire
Il occupe une place prépondérante, que l’auteur lui ménage : elle l’interpelle, le supplie de combler son absence et de calmer son trouble. La lettre évoque d’abord un homme souffrant des mêmes maux, ce que la religieuse ne souhaite pas. Puis la lettre évoque la jalousie que la religieuse ressent, car cet homme est lointain et accessible aux autres femmes. Elle cherche ensuite à le faire réagir en l’interpellant directement, elle l’accuse de trahison, et le menace de se donner la mort. L’expression des sentiments amoureux se fait de plus en plus oppressante pour leur destinataire, qui est même soumis au chantage.
IV. Les fonctions de la lettre
La religieuse l’utilise pour affirmer et extérioriser la passion qui la ronge. Elle répond ainsi à une pulsion, à un besoin primaire de crier sa douleur, de hurler des ordres. Elle utilise chaque argument à sa disposition (l’aveu, le reproche, le remords, la menace, le cri) pour tenter de retrouver l’amant qui l’a abandonnée. Il s’agit pour elle de faire revenir l’absent.
Conclusion
On peut maintenant s’interroger sur l’auteur réel du roman : qu’a-t-il voulu dire à ses contemporains ? Il a visiblement voulu outrepasser plusieurs tabous : en se faisant passer pour une femme, religieuse de surcroît, qui vit une passion donc « illégale » et malheureuse.