Primo Levi

Levi, Si c’est un homme, La descente du train

Texte étudié

Et brusquement ce fut le dénouement. La portière s’ouvrit avec fracas ; l’obscurité retentit d’ordres hurlés dans une langue étrangère, et de ces aboiements barbares naturels aux Allemands quand ils commandent, et qui semblent libérer une hargne séculaire. Nous découvrîmes un large quai, éclairé par des projecteurs. Un peu plus loin, une file de camions. Puis tout se tut à nouveau. Quelqu’un traduisit les ordres : il fallait descendre avec les bagages et les déposer le long du train. En un instant, le quai fourmillait d’ombres ; mais nous avions peur de rompre le silence, et tous s’affairaient autour des bagages, se cherchaient, s’interpellaient, mais timidement, à mi-voix.

Une dizaine de SS, plantés sur leurs jambes écartées, se tenaient à distance, l’air indifférent. À un moment donné, ils s’approchèrent, et sans élever la voix, le visage impassible, ils se mirent à interroger certains d’entre nous en les prenant à part, rapidement : « Quel âge ? En bonne santé ou malade ? » et selon la réponse, ils nous indiquaient deux directions différentes.

Tout baignait dans un silence d’aquarium, de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions à quelque chose de terrible, d’apocalyptique, nous trouvions, apparemment, de simples agents de police. C’était à la fois déconcertant et désarmant. Quelqu’un osa s’inquiéter des bagages : ils lui dirent: « bagages, après » ; un autre ne voulait pas quitter sa femme : ils lui dirent « après, de nouveau ensemble » ; beaucoup de mères refusaient de se séparer de leurs enfants : ils leur dirent « bon, bon, rester avec enfants ». Sans jamais se départir de la tranquille assurance de qui ne fait qu’accomplir son travail de tous les jours ; mais comme Renzo s’attardait un peu trop à dire adieu à Francesca, sa fiancée, d’un seul coup en pleine figure ils l’envoyèrent rouler à terre : c’était leur travail de tous les jours.

En moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe des hommes valides. Ce qu’il advint des autres, femmes, enfants, vieillards, il nous fut impossible alors de le savoir : la nuit les engloutit, purement et simplement. Aujourd’hui pourtant, nous savons que ce tri rapide et sommaire avait servi à juger si nous étions capables ou non de travailler utilement pour le Reich ; nous savons que les camps de Buna-Monowitz et de Birkenau n’accueillirent respectivement que quatre-vingt-seize hommes et vingt-neuf femmes de notre convoi et que deux jours plus tard il ne restait de tous les autres – plus de cinq cents – aucun survivant. Nous savons aussi que même ce semblant de critère dans la discrimination entre ceux qui étaient reconnus aptes et ceux qui ne l’étaient pas ne fut pas toujours appliqué, et qu’un système plus expéditif fut adopté par la suite : on ouvrait les portières des wagons des deux côtés en même temps, sans avertir les nouveaux venus ni leur dire ce qu’il fallait faire. Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté entraient dans le camp ; les autres finissaient à la chambre à gaz.

Lévi, Si c’est un homme

Introduction

Si c’est un homme a été écrit par Primo Lévi en 1947. Cet auteur juif italien et résistant a vécu l’enfer des camps de concentration pendant la seconde guerre mondiale. A sa sortie, en tant que rare survivant du camp d’Auschwitz, il a ressenti le besoin d’écrire dans un but précis : témoigner. Ce témoignage s’inscrit donc dans notre objet d’étude sur l’autobiographie.

Le passage étudié est la descente du train des déportés et leur tri par les SS. Lévi s’est demandé comment raconter l’histoire des camps, et pour rendre le récit aussi précis que possible, il a choisi de rester objectif et de décrire les faits tels qu’il les voyait. On constatera tout de même un certain aspect pathétique dans son témoignage. C’est pourquoi nous montrerons que ce récit contrasté est bien structuré puis nous étudierons le témoignage de l’horreur vécue.

I. Un récit tout en contrastes

A. Contrastes à l’intérieur du récit : dans la progression temporelle

Passé : « ce fut », « la portière s’ouvrit », « retentit » ? description des faits qui s’oppose au présent : « nous savons » ? analyse et explication de l’auteur au présent de l’écriture ; « aujourd’hui » ? le narrateur est à la fois celui qu’il était au moment des faits et celui qu’il est au présent de l’écriture.

Présent de vérité générale : « quand ils commandent », « qui semblent » ? critique des Allemands en général. Bien qu’il veut faire un récit objectif, Lévi fait des généralisations qui montrent une certaine critique.

B. Contrastes bourreaux / victimes

Contraste

Les Allemands

Les déportés

Qualificatifs « ils » – « eux » – « SS » « quelques-uns » – « tous » – « certains » – « juifs » plus prénoms plus « je » – nous
Nombre « une dizaine de SS » « masse sombre » – « fourmillaient » ? métaphore : les déportés sont comparés à des fourmis
Bruits « ordres hurlés », « langues étrangères », « aboiements barbares » ? les Allemands sont comparés à des chiens, « fracas » « timidement » – « à mi-voix » – « peur de rompre le silence » – « silence d’aquarium »
Lumières « l’obscurité retentit » – « projecteurs » « ombres » – « masse sombre » – « la nuit »
Sentiments « indifférence » (« c’était leur travail de tous les jours ») « peur » – foule terrorisée
Situation Dominant Dominé

C. Contraste scène banale / réalité

Banal :

Dialogue direct : « bagages, après », « après, de nouveau ensemble », « bon, bon, rester avec enfants » ? parole rassurante. La scène est banale : on arrive, on pose ses bagages.

Réalité :

C’est une scène banale d’apparence seulement : « apparemment ».

Antithèse entre « apocalyptique » et « simples agents ».

Explication à la fin de la scène au présent d’énonciation : « pourtant », qui montre que c’était factice (« nous savons »).

II. Témoignage de l’horreur

A. Un témoignage précis, objectif

Chronologie : descente du train, tri, destination, regard extérieur, la petite Emilia, Adieu : le récit est structuré et maîtrisé.

Précision des chiffres : « quatre-vingt-seize hommes et vingt-neuf femmes », « plus de cinq cents ».

Précision des lieux « Buna-Monowitz et Birkenau ».

B. Témoignage émouvant et pathétique

• Allusion à des cas précis :

Histoire de Renzo et Francesca.
Emilia : rappel de son âge et énumération de ses qualités : « âgée de trois ans », « curieuse, ambitieuse, gaie, intelligente ».
« femmes, enfants, vieillards » : Lévi insiste sur la fragilité des déportés face aux SS.

• Métaphore finale :

« aperçûmes un moment », « puis nous ne vîmes plus rien » ? disparition progressive.
Comparaison « telle une masse sombre ».
« Rien » ? point final qui marque une espèce de fatalité.

C. Témoignage de la cruauté des Allemands

Traîtrise : discours rassurant pour calmer les gens. « Leur traîtrise » ? faussement rassurant pour être le plus rapide possible.

« Aboiement barbares naturels aux Allemands quand ils commandent », « qui semblent libérer hargne séculaire »

? présent de vérité générale.
? Cela n’est pas du tout objectif et généralisateur.

Caricaturisation : tous les Allemands ne sont pas des SS.

Cruauté physique : « un seul coup en plein figure ».

Cruauté psychologique :

« traîtrise », seul passage au style direct « ils lui dirent » ? répétition qui souligne à quel point cela est planifié pour pas que les gens s’affolent.

Tri qui semble logique au début : « capable ou non de travailler utilement pour le Reich », puis qui devient complètement arbitraire : « un système plus expéditif », « on ouvrait les portières des wagons (…) chambre à gaz ».

Conclusion

Ce bref passage de Si c’est un homme est un bel exemple de témoignage sur les camps. Primo Lévi a écrit cette œuvre très tôt (1947) comme s’il voulait faire une thérapie mais elle n’a pas tout de suite été lue, on voulait oublier, ne plus y penser et surtout s’amuser. De nombreux témoignages ont été écrits après la guerre mais ils n’entrent pas tous dans la littérature. Si c’est un homme est un grand livre : réussir à réunir des morceaux de souvenirs tout en gardant un style proprement littéraire. Cette lecture peut se mettre en rapport avec le texte de Jorge Semprun : L’écriture ou la vie, qui relate lui aussi l’histoire des camps. Cependant, celui-ci n’a pas pu écrire avant une longue période, 1994.

Du même auteur Levi, Si c'est un Homme, Les règles du Camp Levi, Si c'est un homme, Préface

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