Flaubert, Madame Bovary, Les lectures d’Emma ou la naissance du Bovarisme
Texte étudié
Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l’archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes sœurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent les pensionnaires s’échappaient de l’étude pour l’aller voir. Elle savait par cœur des chansons galantes du siècle passé, qu’elle chantait à demi voix, tout en poussant son aiguille.
Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs bravres comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait
voulu vivre dans quelque vieux manoir, connue ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir.
Flaubert, Madame de Bovary
Introduction
« Madame Bovary » est un roman d’apprentissage du XIXème siècle comme « Bel Ami » ou le « Père Goriot« , mais ici il s’agit de l’apprentissage d’une jeune fille. Au lieu d’être le roman d’une réussite, c’est le roman d’un échec. On rapproche ce roman à « Une vie » de Maupassant qui raconte une vie complète, totalement gâchée, d’une jeune fille à partir de sa sortie du couvent. Dès la lecture du titre, on peut se poser une question, pourquoi Flaubert n’a t-il pas appelé son livre « Emma Bovary » ? La raison est que le vrai drame d’Emma est son mariage. Flaubert a travaillé son titre, en effet « Bovary » fait penser à bovin. Il montre ainsi l’épaisseur du personnage grâce à ce titre. Emma a donné son nom à une attitude aujourd’hui : le bovarisme. Cela consiste à rêver sa vie plutôt que de la vivre. Ce comportement vient des lectures d’Emma quand elle était jeune. Elle a été très influencée par ses livres et a vécu de nombreuses déceptions : son mariage, son premier amant, sa fille (elle voulait un garçon), le travail de son mari (l’échec de l’opération du pied beau), la relation avec son second amant, sa mort. Le projet de « Madame Bovary » date de 1849, Flaubert lisait à des amis « La tentation du Saint Antoine ». Ces derniers le trouvèrent trop lyrique. C’est donc pour se débarasser de ce lyrisme que Flaubert écrivit « Madame Bovary ». C’est un texte antiromantique. La rédaction a duré de 1851 à 1856. Ses sources sont les faits divers. De tels thèmes ont choqué et Flaubert a eu un procès pour immoralité, mais a finalement gagné. On retrouve des éléments autobiographiques comme la Normandie très chère à Flaubert. Il a dit : « Les perles ne font pas le collier, c’est le fil ». Le livre s’ouvre et se ferme sur Charles, un personnage médiocre. Le livre se divise en trois parties qui correspondent aux lieux de la vie d’Emma. A chaque fois, ils s’agrandissent comme la volonté d’Emma d’avoir une vie meilleure. Mais l’ennui revient toujours. Il y a des temps forts et des temps d’ennui : le bal, la liaison avec Rodolphe puis avec Léon, mais ces évènements sont suivis de dépressions où seul Charles revient pour s’occuper d’Emma. La mort d’Emma arrive avec l’aveugle. On voit qu’elle n’échappera pas à son destin, à la fatalité.
Le passage étudié traite des lectures d’Emma, il se situe dans la première partie du roman. Charles a déjà été introduit et a épousé Emma. Flaubert fait un retour en arrière sur l’éducation d’Emma au couvent. Il s’agit donc de ses lectures.
Première partie : La portrait de la lingère et la vie quotidienne au couvent
Flaubert commence par faire le portrait de la lingère, car c’est elle qui va apporter ses lectures à Emma. C’est l’aliment de son imagination. Cela apporte également une touche de vraisemblance.
« il y avait » : Imparfait de durée, évoque le « il était une fois » des contes que lit Emma. Flaubert a adopté le style de ces contes. Cela montre que ces mauvais romans sont tous construits sur le même schéma.
« couvent » : Toutes les filles passent par là. C’est un lieu qui coupe du monde réel. C’est un lieu exclusivement féminin. Les jeunes filles vont donc idéaliser les hommes. De plus elles sont formées par des femmes qui n’ont aucune expérience de la vie extérieure. Les filles sont donc livrées à leur propre imagination. Le couvent est le foyer des illusions d’Emma. Que peut-on d’ailleurs savoir à 15 ans du choix d’un bon ou d’un mauvais livre? La construction est la même que celle du conte : temps, lieu, personnage. Ici, c’est une vieille fille (connotation péjorative). Elle n’est pas mariée, personne n’a voulu d’elle. Elle est donc inexpérimentée tout comme les jeunes filles.
« ancienne famille ruinée » : On voit que c’est pour des raisons financières qu’elle n’a pas pu se marier. Elle n’est pas laide, mais elle n’a tout simplement pas eu de chance. Ce qui lui est arrivé lui donne une place importante. De plus, elle vient tous les mois pendant huit jours. La régularité lui donne une valeur de leçon de lecture, l’espace donne une valeur d’attention.
« mangeait » : Flaubert aurait pu choisir un autre terme comme « prenait ses repas ». C’est pour montrer la simplicité de la lingère. De plus, elle amuse les bonnes sœurs. La lingère est une source de distraction pour les filles.
« souvent toujours » : Cela montre la fréquence du phénomène. C’est à cause de cette fréquence que les leçons sont retenues. Le stage de lecture a deux charmes : les filles s’échappent de l’étude, c’est clandestin; cela remplace quelque chose d’ennuyeux, c’est divertissant.
« savait par cœur, chantait, contait » : La lingère a beaucoup d’atouts : sa façon variée de présenter ses connaissances lui donne un aspect d’éducatrice. C’est une excellente pédagogue. Mais dans ce cas, où est donc l’erreur? Il y a deux faiblesses : elle savait par coeur (elle avale les chapitres, on voit qu’il n’y a aucune réflexion) et le contenu de cet enseignement ne présente que peu d’intérêt.
« vous » : Cela désigne le lecteur. Flaubert nous introduit dans le livre.
Ouvrons à présent l’un de ses livres.
Seconde partie : Les lectures d’Emma
Flaubert commence par une énumération.
« ne … que » : Négation restrictive : Cela dévalorise toute l’énumération, le contenu des lectures d’Emma.
« amours, amants, amantes » : C’est l’unique thème de ses lectures. Il n’y a pas d’article et ses mots sont au pluriel. C’est l’inverse de l’amour, puisqu’il n’y a rien d’unique. Cela est très dévalorisant. On a des personnages principaux (dames, messieurs) et secondaires (postillons, chevaux). C’est toujours la même chose car ces termes sont suivis de détails : dames persécutées, postillons qu’on tue, chevaux qu’on crève. Les personnages sont typiques, et leur actions sont devinées par avance ce qui donne des histoires ennuyeuses. Il ne reste que la belle et l’homme qui vivent pour mettre en valeur l’histoire.
« tuer, crever » : La violence est présente : il y a des péripéties.
Le décor : pavillons solitaires, forêts sombres, relais, nacelles, bosquets : c’est le décor des rendez-vous galants. Chacun des termes est suivi d’un adjectif, qui en fait de vrais clichets (le rossignol, oiseau de l’amour).
L’action : Les dames s’évanouissent. Cela pose une tension. C’est aussi une tactique pour que le prince charmant les ramène à la vie. L’action est toujours la même : l’amour (troubles de cour, serment), plus d’amour (sanglots), et de nouveaux amours (baisers). Les héros sont des messieurs : braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux, bien mis, et ils pleurent comme des urnes :
vertueux comme on ne l’est pas : cela ne veut rien dire.
bien mis : la tenue vestimentaire est mise au même rang que la vertu.
pleurer comme une urne : un héros ne pleure pas, cela montre que Flaubert ridiculise ces héros.
On s’aperçoit que l’histoire est répétitive. Les décors sont stéréotypés, les personnages sont pauvres psychologiquement. Il n’y a aucun effet de style. Voila la définition d’un mauvais roman. La réussite de Flaubert est qu’il a écrit ses romans avec un certain style. Emma s’est imprégnée de ses livres à l’âge de 15 ans, le moment où l’on est le plus influençable; et a trouvé les réponses à ses questions dans ces lectures.
« engraisse les mains de cette poussière » : Flaubert critique ses lectures. Mais Emma lit un second style de livres : les romans historiques avec Walter Scott, le préféré des romantiques. Flaubert, qui n’aime pas les romantiques, va en profiter pour critiquer Scott.
« choses » : mot dévalorisant.
« rêve bahut » : hiatus, prononciation ridicule.
« menestel » : Dans un livre intéressant, Emma va s’intéresser aux détails. Emma va s’identifier au personnage, et elle rêve éveillée.
Avec l’arrivée de Charles, on comprend la déception d’Emma entre la vie qu’elle a rêvée et la vie qu’elle va avoir. Flaubert critique les romantiques. Le chevalier va enlever l’héroïne, et Emma va vouloir se faire enlever par Rodolphe.
Conclusion
Deux centres d’intérêt : On a fait connaissance de Flaubert et d’Emma. On comprend qu’avec cette initiation à la vie Emma ait une idée illusoire de celle-ci. Elle rêve, elle est déçue, elle fait un autre rêve de vie, elle vie mal sa propre vie. C’est l’occasion pour Flaubert de mettre en garde contre ce phénomène. Il ne ménage pas son héroïne. Ce rapport est original et dénonce les mauvais romans.