François-René de Chateaubriand

Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, L’Amitié nouée avec Gesril

Texte étudié

J’allais avec Gesril à Saint-Servan, faubourg séparé de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriver à basse mer, on franchit des courants d’eau sur des ponts étroits de pierres plates, que recouvre la marée montante. Les domestiques qui nous accompagnaient, étaient restés assez loin derrière nous. Nous apercevons à l’extrémité d’un de ces ponts deux mousses qui venaient à notre rencontre; Gesril me dit: « Laisserons-nous passer ces gueux-là? » et aussitôt il leur crie: « A l’eau, canards! » Ceux-ci, en qualité de mousses, n’entendant pas raillerie, avancent; Gesril recule; nous nous plaçons au bout du pont, et saisissant des galets, nous les jetons à la tête des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent à lâcher pied, s’arment eux-mêmes de cailloux, et nous mènent battant jusqu’à notre corps de réserve, c’est-à-dire jusqu’à nos domestiques. Je ne fus pas comme Horatius frappé à l’oeil: une pierre m’atteignit si rudement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule. Je ne pensai point à mon mal, mais à mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un oeil poché, un habit déchiré, il était plaint, caressé, choyé, rhabillé: en pareil cas, j’étais mis en pénitence. Le coup que j’avais reçu était dangereux, mais jamais La France ne me put persuader de rentrer, tant j’étais effrayé. Je m’allai cacher au second étage de la maison, chez Gesril, qui m’entortilla la tête d’une serviette. Cette serviette le mit en train: elle lui représenta une mitre; il me transforma en évêque, et me fit chanter la grande messe avec lui et ses sœurs jusqu’à l’heure du souper. Le pontife fut alors obligé de descendre: le cœur me battait. Surpris de ma figure débiffée et barbouillée de sang, mon père ne dit pas un mot; ma mère poussa un cri; La France conta mon cas piteux, en m’excusant; je n’en fus pas moins rabroué. On pansa mon oreille, et monsieur et madame de Chateaubriand résolurent de me séparer de Gesril le plus tôt possible. Je ne sais si ce ne fut point cette année que le comte d’Artois vint à Saint-Malo: on lui donna le spectacle d’un combat naval. Du haut du bastion de la poudrière, je vis le jeune prince dans la foule au bord de la mer: dans son éclat et dans mon obscurité, que de destinées inconnues! Ainsi, sauf erreur de mémoire, Saint-Malo n’aurait vu que deux rois de France, Charles IX et Charles X. Voilà le tableau de ma première enfance. J’ignore si la dure éducation que je reçus est bonne en principe, mais elle fut adoptée de mes proches sans dessein et par une suite naturelle de leur humeur. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle a rendu mes idées moins semblables à celles des autres hommes; ce qu’il y a de plus sûr encore, c’est qu’elle a imprimé à mes sentiments un caractère de mélancolie née chez moi de l’habitude de souffrir à l’âge de la faiblesse, de l’imprévoyance et de la joie.

Introduction

Chateaubriand est un auteur romantique du XIXème siècle, issu d’une famille d’aristocrates. C’est à Rome, fin 1803, après la mort de Mme de Beaumont, que Chateaubriand conçut pour la première fois l’idée d’écrire les mémoires de sa vie. Son œuvre, les « Mémoires d’outre-tombe », relève de l’autobiographie. Il va y avoir, en partie, le récit rétrospectif de la vie de Chateaubriand et l’évocation de faits historiques. La rédaction débute vers 1809, Chateaubriand a alors 41 ans, c’est l’âge de la maturité, du bilan. L’ouvrage sera rédigé principalement de 1811 à 1822, et achevé de 1830 à 1841, puis publié à titre posthume.
Nous sommes dans le cadre de la biographie et plus précisément dans l’autobiographie dans lequel on se propose d’étudier la représentation de l’enfance. Ce texte riche est narratif et descriptif, et de registre ironique (il ne se prend pas toujours au sérieux). Il laisse de plus paraître une volonté de dramatiser.
Cette partie datée de 1812 (mais certainement retouchée vers 1830) relate l’amitié qui se noua à Saint-Malo entre le jeune Chateaubriand et Gesril qui habitait le même hôtel que lui.
La lecture méthodique de ce texte permettra de mieux distinguer le double projet des Mémoires : « expliquer son inexplicable cœur, et rendre compte d’une vie publique à laquelle il a participé ». Les objectifs de Chateaubriand sont les suivants : mettre en place le motif de la prédestination héroïque et celui de la prédestination malheureuse.

Problématique : Le motif de la prédestination.

I. La prédestination héroïque

A. Avec Horiatus

L’anecdote présentée s’ouvre sur un retour sur son passé, avec une description minutieuse du décor (on cite) qui marque une volonté d’établir cette anecdote dans la réalité (Authenticité du cadre historique : Ce sont les domestiques et non pas les parents qui surveillent les enfants, ce qui montre que Chateaubriand n’a pas complètement oublié son enfance). On remarque également une description très précise de quotidien batailleur des deux amis, qui sont des gamins assez vifs. Cette description faîte avec humour est une parodie du motif épique du combat. En effet, il y a une opposition entre le vocabulaire guerrier « jusqu’à notre corps de réserve, avancer, reculer, lâcher pied, armer, mener battant » et les termes « jusqu’à nos domestiques, galets, cailloux » qui montrent le caractère dégradé et dérisoire de la bataille (deux enfants contre deux mousses).
On est ici dans la tradition héroï-comique. L’utilisation du présent de narration « Gesril recule, s’arment » permet de rapprocher le temps de l’énoncé du temps de l’énonciation : idée de continuité entre le passé et le présent.
L’utilisation du discours direct et de la modalité interrogative et exclamative « A l’eau, canards ! » et de verbes d’action « se jeter » donnent de la vivacité et de la véracité à la scène et mettent en évidence la qualité et la réalité de l’anecdote. Chateaubriand en racontant son enfance, la fait revivre.
En effet, l’anecdote est placée sous le signe de l’humour (mais pas de la ridiculisation) : « parodie d’un récit épique dans son enfance ». Chateaubriand pose donc sur la bataille un regard amusé (lexique). L’anecdote est là aussi pour nous préparer à la comparaison avec Horiatus (Horiatus Cocles, en latin cocles signifie borgne de naissance. C’est le surnom d’Horatius, héros légendaire romain qui au VIème siècle avant J.C, durant la guerre contre Porsenna aurait défendu seul le pont Subliciu contre toute une armée). Cette comparaison avec Horatius permet de réorganiser la scène comme s’il s’agissait d’un chapitre de l’histoire romaine (il parodie les textes anciens) et montre le motif de prédestination du narrateur : Ce quotidien batailleur, de bravoure et de courage était une prédestination héroïque à la future vie des deux compagnons. [Cependant, son père ne s’en rend pas compte].

Conclusion : Montre l’héroïsme brillant naissant chez les enfants.
Démenti de ce que son père pouvait penser de lui.
Hommage à Gesril : prédestination commune (qui est mort à la guerre).

B. Charles X

Il faut aussi allusion à Charles X (le compte d’Artois), ainsi il juxtapose les évènements privés, le combat avec son ami, et les faits publics, c’est-à-dire l’Histoire, avec Charles X, balayé en 1830 après la Révolution par Louis Philippe qui l’est à son tour en 1848. Il évoque aussi l’année 1777. Mais quel sens à ce second parallélisme ?
On note la double négation « ne sait si ce ne futé » (précaution oratoire qui ouvre le paragraphe) et les termes « sauf erreur de mémoire », « qui aurait pu » (Hypothèse ?).
Scrupule du mémorialiste ? Intérêt de ce passage ? Pourquoi ce moment précis ? Il veut faire surgir la distance entre le passé (révolu) et le présent d’énonciation.
Le jeu des antithèses « obscurité/éclats » qui montre le parallélisme entre le Conte et lui-même plus la modalité exclamative « que de destinées inconnues » montrant que le destin est en marche mettent en évidence la prédestination : l’histoire apportera un bouleversement dans la vie des deux hommes. Les destins se trouveront renversés, c’est le choc des destinées : quand l’un tombera dans l’obscurité, l’autre deviendra un homme d’état.

Conclusion : S’il prend plaisir à faire revivre son enfance, c’est que Chateaubriand éprouve une certaine nostalgie.

II. La prédestination malheureuse

Dans les second et quatrième paragraphes, l’auteur utilise le passé pour décrire des blessures et ses difficultés/sentiments qu’il éprouve. [Cependant, c’est toujours le présent d’énonciation qui domine après le quatrième paragraphe].
Il y a tout d’abord une volonté de dramatiser la situation physique de l’enfant : par le lexique et le caractère hyperbolique notamment « oreille tombée, sanglant, figure débiffée, crainte, cœur me battait » pour mettre en évidence la rigidité de l’éducation reçue (Mais c’est tout de même de l’humour, ce qui atténue l’effet de l’hyperbole).
L’anecdote de l’évêque (qui montre que Gesril n’est pas à court d’idées) introduit certes une note de gaieté et d’humour, mais rend encore plus cruelle la fin de l’aventure puisque l’enfant est déguisé (symbolique).
Une autre comparaison se met en place avec Gesril pour démontrer la situation difficile chez lui. L’accumulation de termes qui portent sur l’amour « choyé… » montre dans quel atmosphère est reçu Gesril par ses parents.
Différents volumes de phrases dominent le passage : longues pour Gesril et courtes pour Chateaubriand : « En pareil cas, j’étais mis en pénitence ». Cette différence souligne la contraste dans la manière de recevoir l’enfant. Il met indirectement les parents en accusation en montrant l’inégalité du traitement des enfants. D’un côté, Gesril ne reçoit que compréhension, communication et aisance « plaint, caressé, choyé » alors que Chateaubriand a un entourage familial peu affectueux marqué par l’incompréhension, le manque de communication « mon père ne dit pas un mot, ma mère poussa un cri », absence de paroles consolatrices des parents, rigidité de l’éducation. On remarque aussi la distance du narrateur à l’égard de ses parents appelés « Monsieur et Madame de Chateaubriand ».
L’éducation reçue par Chateaubriand est présentée à la fois dans le passé (bagarre) et dans le présent de l’énonciation avec toute l’analyse rétrospective du dernier paragraphe. L’auteur fait une différence entre la dramatisation des faits et la distance dans ses propos.
Dans le quatrième paragraphe, on note le retour au présent d’énonciation : ce n’est plus l’enfant mais l’auteur/l’homme mûr qui parle : il y a alors une rupture avec son enfance. Il pose alors une réflexion sur son destin qui fut le sien. Pour mettre en évidence le motif de prédestination, il utilise le terme « Voilà », pour marquer le bilan.
Le terme « Ignore si » est une interrogation indirecte, pour montrer qu’il ne voit pas clair, ne sait pas s’il peut trancher. Il prend de la distance car il ne veut pas blâmer ses parents. Il n’y a d’ailleurs pas de méchanceté : « suite … de leur humeur » : c’est juste comme ça que le voyait son père, et ses parents ont fait ce qu’ils ont pu … Il les défend presque (Reproduction de l’éducation ?).
En revanche, cette éducation a permis la constitution d’une personnalité intellectuellement et affectivement originale. L’anaphore de « ce qu’il y a de sûr » et le rythme ternaire des trois substantifs « faiblesse », « imprévoyance » et « joie » renforcent l’importance de cette originalité où se constitue de l’orgueil. Cela a fait de lui un être mélancolique et triste (habitude de dureté).

Conclusion

Projet complexe à la limite de l’autobiographie.

En quelques lignes, on voit bien toutes les modalités qui font les richesses de ce livre.
Projet de Chateaubriand = Prédestination ? Continuité.

Les épisodes sont racontés avec un regard tendre et nostalgique et même avec une mise à distance humoristique. L’entrelacement du projet historique et du projet personnel dans les « Mémoires d’outre-tombe » a permis d’opposer le destin public et l’existence privée. Chateaubriand est donc en position exceptionnelle de témoin. L’éducation sévère lui a permis la constitution d’un « moi » original et souffrant.

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