Michel de Montaigne

Montaigne, Les Essais II-17, De la présomption, Autoportrait

Texte étudié

J’ay au demeurant, la taille forte et ramassée, le visage, non pas gras, mais plein, la complexion entre le jovial et le melancholique, moyennement sanguine et chaude,

Unde rigent setis mihi crura, et pectora villis :

La santé, forte et allegre, jusques bien avant en mon aage, rarement troublée par les maladies. J’estois tel, car je ne me considere pas à cette heure, que je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant pieça franchy les quarante ans.

minutatim vires Et robur adultum
Frangit, et in partem pejorem liquitur ætas.

Ce que je seray doresnavant, ce ne sera plus qu’un demy estre : ce ne sera plus moy : Je m’eschappe tous les jours, et me desrobbe à moy :

Singula de nobis anni prædantur euntes.

D’addresse et de disposition, je n’en ay point eu ; et si suis fils d’un pere dispost, et d’une allegresse qui luy dura jusques à son extreme vieillesse. Il ne trouva guere homme de sa condition, qui s’egalast à luy en tout exercice de corps : comme je n’en ay trouvé guere aucun, qui ne me surmontast ; sauf au courir, en quoy j’estoy des mediocres. De la Musique, ny pour la voix, que j’y ay tres?inepte, ny pour les instrumens, on ne m’y a jamais sçeu rien apprendre. A la danse, à la palme, à la lucte, je n’y ay peu acquerir qu’une bien fort legere et vulgaire suffisance : à nager, à escrimer, à voltiger, et à saulter, nulle du tout. Les mains, je les ay si gourdes, que je ne sçay pas escrire seulement pour moy ; de façon, que ce que j’ay barbouillé, j’ayme mieux le refaire que de me donner la peine de le demesler, et ne ly guere mieux. Je me sens poiser aux escoutans : autrement bon clerc. Je ne sçay pas clorre à droit une lettre, ny ne sçeuz jamais tailler plume, ny trancher à table, qui vaille, ny equipper un cheval de son harnois, ny porter à poinct un oyseau, et le lascher : ny parler aux chiens, aux oyseaux, aux chevaux.

Mes conditions corporelles sont en somme tres bien accordantes à celles de l’ame, il n’y a rien d’allegre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine, mais j’y dure, si je m’y porte moy?mesme, et autant que mon desir m’y conduit.

Montaigne, Les Essais, Livre II, Chapitre XVII, De la présomption

Introduction

Le texte est un extrait du second livre des Essais de Montaigne, auteur du XVIème siècle, cette œuvre ayant un caractère autobiographique. Il s’agit ici d’un autoportrait et Montaigne a le projet de s’examiner avec sincérité ; mais forcément, un auteur qui fait son autoportrait ne peut être objectif ; celui-ci dépend toujours de la manière dont l’auteur se voit. C’est paradoxal de faire son autoportrait dans un chapitre sur la vanité. Montaigne va donc choisir de se peindre en exagérant ses incapacités.

I. Réflexion générale sur la vieillesse

Cette réflexion est faite à travers :

Le passé qui est marqué par l’équilibre au niveau de la santé et du tempérament (lignes 1 à 6). Il a une bonne constitution mais sans excès : « entre », « non pas … mais », « moyennement ».

Et d’autre part le présent et l’avenir où Montaigne sent que ses forces diminuent, l’abandonnent : « demi être » (ligne 11), « je m’échappe », « me dérobe ». Il voit qu’il ne peut rien contre la fuite du temps : il sait que la vieillesse le mène inévitablement à la mort comme le montre la métaphore « les avenues de la vieillesse » où la vieillesse est comparée à un quartier. Cette opposition l’amène à prendre ses distances par rapport à lui-même et à se poser la question de l’identité : voir verbe de dépossession « je m’échappe », et l’expression « ce ne sera plus moi ».

II. Autoportrait centré sur les incapacités de Montaigne

Opposition avec son père pour le physique (lignes 15 à 17) : son père a des qualités que lui ne possède pas. Montaigne se compare à lui pour souligner leur différence, il le valorise et se dévalorise lui-même avec la généralisation et la négation : « n’en ai point eu », « rien », « on ne m’y a jamais », « nul du tout ». Le parallélisme syntaxique renforce l’opposition.

Les aptitudes sont atténuées et les incapacités accentuées : le fils n’a aucune aptitude sauf à la course, mais cette aptitude est relativisée par la parenthèse qui vient nuancer, et l’adjectif « médiocres », avec la mise au pluriel montrent qu’il ne sort pas du lot : « sauf au courir (en quoi j’étais des médiocres) », « de la musique, ni pour … jamais du rien apprendre ».

Tout cela est mis en évidence grâce aux expressions de la nuance, des adverbes et locutions adverbiales d’intensité, grâce aux pronoms et adjectifs indéfinis et aux négations partielles (ne … que), grâce à l’abondance des négations totales (ne pas, ne … jamais), au parallélisme et aux accumulations. Ainsi, ses aptitudes sont atténuées et ses incapacités accentuées.

III. Autoportrait où l’auteur prend ses distances grâce à l’humour

L’insistance lourde indique qu’il exagère : ses incapacités deviennent des tares. On peut penser qu’il est ironique.

La conclusion est plutôt humoristique puisqu’il trouve qu’il y a une correspondance entre son physique médiocre et son intellect, et en a l’air presque satisfait : « en somme ». Ce procédé de clôture où la fin reprend l’équilibre du texte donne une unité au texte de Montaigne.

Conclusion

Cet autoportrait qui insiste sur les incapacités est plus que modeste et serait conforme au projet d’écriture de Montaigne qui était de se peindre sans présomption avec un regard lucide parfois sévère ou amusé montrant qu’il ne se prend pas au sérieux. De plus, cet autoportrait s’élève au niveau de la réflexion philosophique avec le thème de la vieillesse.

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