Montesquieu, Des principes des trois Gouvernements, Livre III, Chapitre 3, Du principe de la Démocratie
Texte étudié
Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout. Mais dans un état populaire, il faut un ressort de plus, qui est la VERTU.
Ce que je dis est confirmé par le corps entier de l’histoire, et très conforme à la nature des choses. Car il est clair que dans une monarchie où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même et qu’il en portera le poids.
Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois, peut aisément réparer le mal : il n’a qu’à changer de conseil, ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu.
Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté, elle ne put plus la recevoir : elle n’avait plus qu’un faible reste de vertu; et comme elle en eut toujours moins, au lieu de se réveiller après César, Tibère, Caïus, Claude , Néron, Domitien, elle fut toujours plus esclave : tous les coups portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie.
Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissaient pas d’autre force qui pût le soutenir que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, et de luxe même.
Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus ; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles ; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention, on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.
Introduction
Cet extrait intervient au chapitre 3 du livre III après que Montesquieu ait présenté la nature des trois gouvernements (républicain, monarchique et despotique) ainsi que les lois qui en étaient relatives. Dans ce passage, l’auteur se propose d’étudier le principe de la démocratie. Selon Montesquieu, c’est le principe d’un gouvernement qui le fait agir.
L’intérêt de cet extrait réside dans la méthode argumentative de Montesquieu, le rationalisme éclairé dont il fait preuve pour nous présenter ses théories politiques (rapport avec l’objet d’étude : Lumières et rationalisme).
Hypothèse : La vertu, principe essentiel de la démocratie.
I. L’art de l’argumentation
Composition très nette : Liens logiques dans les paragraphes 1, 2 et 3 et exemples de différentes périodes dans les paragraphes 4, 5, et 6 pour montrer la différence entre les types de gouvernements.
Montesquieu veut vraiment convaincre le lecteur.
Argumentation construite: thèse/constat, arguments/exemples, puis conséquences : Il veut convaincre (raison) et non persuader (sentiments). Il veut montrer que sans vertu, il n’y a plus de démocratie.
Dans les trois premiers paragraphes, présence constante de termes répétés, d’origine commune, mettant en opposition deux types de gouvernements (monarchie et état populaire). L’analyse est faite par la comparaison et l’opposition de deux gouvernements (opposition des champs lexicaux de la « monarchie » et du « gouvernement populaire », ainsi que les termes « mais » (deux fois) et « moins de » qui viennent renforcer cette opposition).
Récurrence du moi « loi » (cinq fois), qui nous montre bien l’objet d’étude de Montesquieu : La loi dans les gouvernements. La comparaison est faite à partir de la notion de loi : On observe en effet une opposition entre la monarchie et la démocratie dans la manière dont ils se servent de la loi, en comparant les éléments qu’ils ont en commun, c’est à dire, « la dose de vertu » : Elle n’est pas obligatoire pour la monarchie mais l’est pour la démocratie.
La thèse nous est présentée comme une vérité générale : « Mais dans un Etat populaire il faut un ressort de plus, qui est la VERTU ».
Jeu et système d’opposition (chronologique) dans le dernier paragraphe : « Lorsque cette vertu cesse ». Opposition passé/présent, succession de phrases courtes et juxtaposées qui donnent une impression d’accumulation, de rapidité des évènements. Les conséquences du manque de vertu sont mises en évidence à travers une inversion des valeurs (ambition/avarice). Notons aussi le rythme ternaire associé au parallélisme de construction : « Ce qui était maxime on l’appelle rigueur … » qui marque l’opposition entre les domaines politiques : « libre avec les lois/libre contre elles ».
Montesquieu traite aussi des domaines économique et financier. Il met en évidence les différents domaines où la vertu est nécessaire pour gouverner (économique, juridique et législatif). Les dangers liés à l’absence de vertu : le dérèglement des valeurs morales (on en arrive alors à l’anarchie : plus de loi).
L’idée d’évidence dans son argumentation vient la renforcer : « ce que je dis est confirmé », « il est clair ».
II. La vertu politique
La vertu est l’amour de la patrie, de l’égalité. Une sorte de force morale liée à l’honnêteté (faire passer l’intérêt général avant l’intérêt personnel).
Ce terme est récurrent, et est en quelque sorte le mot clé du texte. Pour sa première apparition, graphie différente (en majuscules), il est ainsi mis en relief. Il est répété de nombreuses fois : c’est en effet la notion importante du texte, car associée au gouvernement populaire et aux lois de ce gouvernement. C’est une nécessité pour ce type de gouvernement à la différence du gouvernement monarchique.
Dans le dernier paragraphe, il n’y a plus de vertu et l’État se dégrade. S’il n’y a plus de vertu, il n’y a plus de démocratie.
La vertu en démocratie n’est pas l’affaire d’un seul homme. Il faut qu’elle soit pratiquée par ceux (responsables) qui font exécuter les lois, ceux qui « on part aux affaires » (les hommes politiques), mais aussi le peuple : tout le monde doit faire part de vertu (utilisation des pronoms indéfinis « tous », « on »). Si le peuple oublie la vertu, comme dans l’exemple romain, il est alors impossible de la faire revenir.
III. Références historiques
Suite d’exemples négatifs : du plus récent au plus lointain, dans les pays où les hommes de pouvoir n’étaient pas vertueux.
L’utilisation d’exemples historiques sur trois périodes différentes montre que ce que dit Montesquieu est valable pour tous les temps, y compris le notre.
Les exemples sont cités de manière décroissante : 1/ Angleterre : instauration, 2/ Rome : restauration; 3/ Grèce : dureté de la démocratie. Et manque partiel ou totale de vertu.
Résultat : 1/ pas de vertu, 2/ faible reste de vertu, 3/ disparition.
Seuls les grecs avaient compris que la démocratie et la vertu étaient inséparables.
Montesquieu prend la thèse à contrario : partout où il n’y a pas de vertu, on ne peut pas avoir de démocratie.
Conclusion
Montesquieu appuie son argumentation par des exemples historique précis, auxquels il donne beaucoup d’importance (place dans le texte). Ils sont en effet garants de ses idées.