Montesquieu

Montesquieu, L’Esprit des lois, De l’esclavage des nègres, Chapitres XV

Introduction

Le texte que nous allons étudier est un extrait du chapitre XV de l’Esprit des lois, traité de sociologie politique, publié en 1748 par Montesquieu. Dès le début de ce chapitre, il prend clairement parti contre l’esclavage en écrivant : « L’esclavage n’est pas bon par sa nature« . Dans ce texte cependant, il feint de reprendre à son compte les termes esclavagistes, pour en fait mieux les contrer, dans une série de paragraphes qui contiennent chacun un argument. : après une brève introduction (paragraphe 1), il développe ainsi les raisons économiques évoquées par les européens (paragraphes 2 et 3) et la nature proche de l’animalité des noirs (paragraphes 3 à 7), pour finir par une interrogation sur la validité du comportement des européens (paragraphes 8 et 9). En reprenant les arguments de ses adversaires, Montesquieu va plus loin qu’une critique ou qu’un plaidoyer pour la liberté des esclaves et l’égalité des hommes. Dans un premier temps, nous étudierons pourquoi il se place sur le terrain des esclavagistes, puis la manière dont il démonte et contre de l’intérieur, leurs arguments, et enfin comment son pamphlet se transforme en réquisitoire.

I. Montesquieu et les esclavagistes

A. Texte et fiction

Le texte commence par une supposition qui marque d’emblée qu’il doit être lu au second degré. Ceci se note par le choix de l’hypothèse et du conditionnel présent, qui hésite entre le potentiel (qui serait la position d’un esclavagiste, pour qui défendre l’esclavage est envisageable) et l’irréel du présent (position réelle de Montesquieu que doit comprendre immédiatement le lecteur, défendre l’esclavage est impensable). Cette ambiguïté est voulue de la part de Montesquieu, la situation de communication est double.

De toute façon, Montesquieu s’efface rapidement derrière les esclavagistes, présents dans les pronoms systématiquement employés. Au « je » du premier paragraphe se substitue « ils », puis « on », et enfin l’impersonnel.

B. Il connait les arguments des esclavagistes

La nécessité économique de l’esclavage pour la société européenne est l’un de ces arguments.
Les interrogations et les expériences sur la nature des noirs (sont-ils des hommes ou des animaux?) (cf. Image du singe sous-jacente).
La correspondance entre l’extérieur et l’intérieur : la peau et l’âme, avec une opposition implicite du noir et du blanc. ce dernier symbolisant la pureté.

Transition : En faisant semblant de leur donner la parole, Montesquieu donne à lire ce texte au second degré et force le lecteur à réfléchir sur ce qu’il lit : la nécessité de cette réflexion est rendue d’autant plus évidente par l’usage qui est fait de l’ironie, de l’absurde et du ridicule.

II. Démonter l’adversaire en détruisant ses arguments de l’intérieur

A. Le ridicule et l’ironie

Tels qu’ils sont présentés ici, de nombreux arguments sont ridicules : disproportion entre la cause et l’effet (le sucre et l’esclavage).
L’ironie est omniprésente dans les modalisateurs, qui sous les propos attribués aux esclavagistes, indiquent la pensée contraire de Voltaire.
La figure de l’antiphrase est en faite omniprésente (dire le contraire de ce que l’on pense).

B. L’absurde

La nécessité de l’esclavage telle qu’elle est présentée dans le deuxième paragraphe : quand un peuple fait défaut, on en prend un autre (part du postulat faux que l’esclavage est naturel). C’est un argument faux, malgré l’appareil rhétorique qui enveloppe le texte.
La juxtaposition des paragraphes : le choix du discontinu (normalement, pas de rapports entre eux, chaque paragraphe est un argument) : pourtant, les paragraphes 5 et 6 ne peuvent être dissociés, ils se nient l’un l’autre.
La couleur est l’essence donc le noir est mauvais (les Égyptiens ont tué à juste titre tous les roux). Le problème sur la couleur est à bannir car les Égyptiens ont les cheveux noirs, et les roux sont européens, c’est donc une manière de suggérer que la justification de l’esclavage est toute relative, et que les noirs pourraient tout aussi bien, pour les mêmes raisons, réduire les blancs en esclavage (thème développé par Voltaire dans Histoire des Voyages de Scarmentado, où un blanc est esclave des noirs).

Transition : Montesquieu prend au mot les esclavagistes et dénonce leurs propres contradictions, ce qui est beaucoup plus efficace, plus intéressant pour le lecteur qu’une critique en règle. Plus qu’un plaidoyer pour les nègres, ce texte est un réquisitoire contre les blancs.

III. Un Pamphlet et un réquisitoire

A. Une attaque en règle

Le pamphlet est un cours écrit satirique qui attaque et critique. Il correspond assez bien à ce texte dont l’un des buts est de contrer, en montrant à la fois le ridicule et la fausseté des thèses esclavagistes. Alors que les paragraphes 2 à 8 ont pour but de contrer les thèses esclavagistes, les 9 et 10, tout en gardant les mêmes principes de fonctionnement (antiphrase, ironie) s’en prennent aux blancs.
Au paragraphe 9, on peut noter un syllogisme à l’envers, nié par « il est impossible » : ces gens sont des hommes / nous ne les traitons pas comme des hommes / donc nous ne sommes pas chrétiens. Le conditionnel, avec cette même ambiguïté entre le potentiel et l’irréel souligne qu’il faut bien lire tout ce paragraphe comme une antiphrase où le syllogisme devient un raisonnement par l’absurde.
C’est l’inhumanité des blancs qui est finalement dénoncée. C’est un joli renversement opéré par Montesquieu puisque les blancs dénonçaient eux-mêmes l’absence d’humanité, voire l’animalité des noirs, à qui ils niaient toute âme.

B. Une attaque violente

Mise en montée violente par Montesquieu de la société européenne dans son ensemble, et non plus les seuls esclavagistes dans le point culminant du texte (paragraphe 10). Montée de l’indignation, marquée par l’allongement des paragraphes et le point d’interrogation est une marque de la question rhétorique qui est une invite au lecteur.
Montesquieu ne prend plus le masque des esclavagistes mais apparaît lui-même, tel qu’il est perçu par eux : « un petit esprit » obnubilé par l’injustice.
Il s’en prend non plus aux hommes, mais aux princes, par le même raisonnement par l’absurde (avec l’utilisation du conditionnel), inspiré d’un syllogisme qui lui donne un vernis démonstratif. Il faut donc lire : nous sommes injustes / les princes font des conventions inutiles / ils sont sans cœur car ils ne font rien pour les noirs.
L’accusation contre les esclavagistes s’ouvre donc finalement sur une remise en question du pouvoir en Europe, et donc de ses dirigeants.

Conclusion

Montesquieu dénonce avant tout dans ce texte l’esclavage : mais il ne l’a pas construit comme un plaidoyer didactique en faveur de la liberté ou de l’égalité. Sa virulence a surtout pour cible les esclavagistes, dont il feint de faire le porte-parole pour mieux détruire leurs arguments de l’intérieur, en les présentant comme absurdes, viciés ou ridicules. Il critique à la fois leur mauvaise foi, leur illogisme et leur cynique, mais aussi le détournement de la religion auquel ils se livrent. Ce plan d’attaque, subtil et inattendu, oblige le lecteur à réfléchir et permet au philosophe des Lumières d’élargir sa critique des esclavagistes au pouvoir qui le cautionne, suggérant sans doute ainsi que lui aussi repose sur des faux-semblants.

Du même auteur Montesquieu, De l'esprit des Lois, XV, 5, De l'esclavage des nègres, Si j'avais à soutenir... Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre XXIX, La hiérarchie religieuse Montesquieu, De l'esprit des Lois, Livre VIII, Chapitre 6 et 7, De la corruption du principe de la Monarchie Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre XIV Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre XIII, La guerre des Troglodytes Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre LXXXV Montesquieu, De l'esprit des Lois, Livre VIII, Chapitre 2, De la corruption du principe de la Démocratie Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre LXXIV, La morgue des grands Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre XXIV Montesquieu, Des principes des trois Gouvernements, Livre III, Chapitre 3, Du principe de la Démocratie

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