Montesquieu, Éloge de sincérité, Introduction
Texte étudié
Les Stoïciens faisaient consister presque toute la philosophie à se connaître soi-même. « La vie, disaient-ils, n’était pas trop longue pour une telle étude. » Ce précepte avait passé des écoles sur le frontispice des temples ; mais il n’était pas bien difficile de voir que ceux qui conseillaient à leurs disciples de travailler à se connaître ne se connaissaient pas.
Les moyens qu’ils donnaient pour y parvenir rendaient le précepte inutile : ils voulaient qu’on s’examinât sans cesse, comme si on pouvait se connaître en s’examinant.
Les hommes se regardent de trop près pour se voir tels qu’ils sont. Comme ils n’aperçoivent leurs vertus et leurs vices qu’au travers de l’amour-propre ; qui embellit tout, ils sont toujours d’eux-mêmes des témoins infidèles et des juges corrompus.
Ainsi, ceux-là étaient bien plus sages qui, connaissant combien les hommes sont naturellement éloignés de la vérité, faisaient consister toute la sagesse à la leur dire. Belle philosophie, qui ne se bornait point à des connaissances spéculatives, mais à l’exercice de la sincérité ! Plus belle encore, si quelques esprits faux, qui la poussèrent trop loin, n’avaient pas outré la raison même, et, par un raffinement de liberté, n’avaient choqué toutes les bienséances.
Dans le dessein que j’ai entrepris, je ne puis m’empêcher de faire une espèce de retour sur moi même. Je sens une satisfaction secrète d’être obligé de faire l’éloge d’une vertu que je chéris, de trouver, dans mon propre cœur, de quoi suppléer à l’insuffisance de mon esprit, d’être le peintre, après avoir travaillé toute ma vie à être le portrait, et de parler enfin d’une vertu qui fait l’honnête homme dans la vie privée et le héros dans le commerce des grands.
Introduction
Montesquieu, né en 1689 et mort en 1755, s’est consacré aux études de droit avant la littérature et la philosophie. Il est entre autre l’auteur de L’Éloge de la sincérité mais aussi de L’Esprit des lois et des Lettres persanes. L’Éloge de la sincérité est un court essai appartenant aux écrits de jeunesse et comportant les bases de toutes ses réflexions philosophiques futures. Son introduction est très riche en références philosophiques implicites et explicites. Il s’agit pour le philosophe d’évaluer l’aptitude qu’à l’homme de se connaître lui-même. Il dénonce la faiblesse de la nature humaine incapable de sincérité et dominée par l’amour propre. Celle-ci ne pourrait donc pas s’élever à une connaissance authentique d’elle-même.
I. Le concept philosophique de la connaissance de soi
1. L’adage socratique : « Connais-toi toi-même »
Le texte s’ouvre sur une citation des stoïciens qui faisaient consister le sens de la vie à l’étude de soi : « la vie n’était pas trop longue pour une telle étude ». La définition de la philosophie est la suivante : philosophia –amour de la sagesse au sens étymologique, c’est-à-dire la conscience (la pensée réflexive est à l’origine de toute connaissance). C’est une quête, se connaître soi-même. « Les stoïciens faisaient consister presque toute la philosophie à se connaître soi-même ». Il y a une allusion à l’adage socratique : connais-toi toi-même. C’est un précepte grec qui fut le point de départ de la réflexion philosophique. « Ce précepte était passé des écoles sur le frontispice des temples, il s’agit de l’oracle de Delphes. Montesquieu accuse les stoïciens et Socrate de n’avoir pas su évaluer les difficultés d’une telle entreprise. « Ceux qui conseillaient à leur disciple de travailler à se connaître ne se connaissaient pas ». Faute de n’avoir pas su cerner les contradictions de la nature humaine, la philosophie ne peut pas être initiatique : elle ne peut pas élever l’homme raisonnable à la connaissance de lui-même. Ils pensaient que l’on pouvait accéder à la connaissance de soi en faisant retour sur soi-même. C’est la philosophie rétrospective. L’homme doté d’une conscience philosophique pouvait selon eux satisfaire l’ambition socratique de se connaître soi-même. Les philosophes n’ont pas vu les véritables obstacles qui empêchent cette «élévation de soi vers soi.
2. L’amour propre : obstacle à la connaissance de soi
L’homme est d’entrée posé comme un être difficile à cerner, contradictoire, incapable d’objectivité et d’authenticité. « Les hommes se regardent de trop près pour se voir tels qu’ils sont ». Contrairement aux stoïciens pour qui le sage est capable de posséder la sagesse et d’égaler Dieu, à Montaigne et aux Pyrrhoniens pour qui l’homme ne peut atteindre aucune certitude, Montesquieu semble donner raison à Pascal lorsqu’il affirme : « Ils ont toujours d’eux-mêmes des témoins infidèles et des juges corrompus ». La guerre qui se livre entre les sens et la raison est chez Pascal la raison qui prouve que l’homme n’est pas capable d’avoir une connaissance fidèle et authentique de lui-même. Ce manquement serait inhérent à sa nature trop fragile : « L’homme est un roseau pensant », Pascal, Les Pensées. A présent, l’amour propre est à prendre en considération pour évaluer la grandeur et la misère de l’homme. Pour Montesquieu comme pour Pascal, l’amour propre est un penchant négatif du cœur. C’est le point de vue critique de l’amour de soi qui empêche l’homme de s’initier d’un point de vue philosophique à la connaissance de soi-même, « Ils n’aperçoivent leurs vertus et leurs vices qu’au travers de l’amour propre qui embellit tout ». Si l’on se réfère au Banquet de Platon, l’amour propre est le véritable ressort de la philosophie car de l’amour des beaux corps, on s’élève à l’amour des belles âmes. C’est un amour authentique ou initiatique, c’est-à-dire, qui passe du sensible à l’intelligible, mais l’amour propre n’est pas le véritable amour. Il a en fait le même pouvoir que l’imagination chez Pascal, celui d’embellir, et par conséquent de transformer la réalité comme cela nous arrange. Nous retrouvons à ce stade de la réflexion le champ lexical de l’échec, « le moins fidèle », « juges corrompus ». Tout comme l’imagination, l’amour propre n’a aucune limite, il transpose nos vices et nos vertus sans aucune objectivité. Nos défauts sont masqués et le plus souvent nos qualités exagérées. Incapable de se voir réellement tel qu’il est, l’homme s’invente, s’imagine et se créé comme il aurait voulu être.
II. Éloge d’une vertu, la sincérité
1. Une vertu initiatique
A ce niveau de la réflexion, il est pratiquement impossible de se connaître soi-même. Cela paraît être pour Montesquieu une utopie donc, par définition, quelque chose d’irréalisable. L’ambition de s’élever, de s’initier à la connaissance de soi-même requiert autre chose que des connaissances spéculatives, des recherches abstraites trop éloignées de la réalité, « Belle philosophie qui ne se bornoit point à des connaissances spéculatives ». La connaissance de soi suppose autre chose que des questionnements purement théoriques, elle nécessite « l’exercice de la sincérité ». La quête de soi ne serait donc pas une initiation intelligible, théorique, mais un exercice pratique. Dans cette opposition, connaissance théorique et connaissance pratique va se définir l’authentique connaissance de soi. Cette idée est concrétisée dans la citation suivante : « Belle philosophie, qui ne se bornoit point à des connaissances théoriques et connaissances spéculatives, mais à l’exercice de la sincérité ». La sincérité peut-être définie comme l’attitude qui consiste à se mettre en accord avec la vérité telle qu’on la ressent : honnêteté intellectuelle. L’introduction justifie le titre. « La belle philosophie » est en fait accusée d’être une pseudo-philosophie pour les esprits faux : »Ces quelques esprits faux » dont il est question nous renseignent sur les cyniques et notamment Diogène, c’était une philosophe grec appartenant à l’école cynique fondée par Antisthène au Vème siècle avant Jésus Christ. Les cyniques sont accusés par le penseur d’avoir trahi la vraie philosophie. L’authentique sagesse ne doit pas « outrer la raison » en étant trop dogmatique ou basée sur des idées reçues, ou encore choquer la morale établie par les conventions (Valmont, séducteur cynique dans les Liaisons dangereuses). Le champ lexical de l’excès et les hyperboles de ce paragraphe renforcent la condamnation de Montesquieu, « plus belle encore », « trop loin », « outré », « toutes les bienséances ».
2. La sincérité : une vertu qui supplée à l’incomplétude de l’homme
Les derniers paragraphes achèvent progressivement le plan de l’éloge. L’annonce du plan est amorcée par le nom « dessein ». Le philosophe fait un retour sur lui-même, « je ne puis m’empêcher de faire une espèce de retour sur moi-même ». Il se sent tenu de faire une analyse élogieuse de la sincérité, « faire l’éloge d’une vertu très particulière ». La périphrase met en valeur et insiste sur l’aspect indispensable de cette démarche intellectuelle. Il existe en effet une certitude, une connaissance du cœur qui pousse Montesquieu à croire en cette vertu très particulière. La sincérité serait le moyen pour l’homme de combler son incomplétude. Pour reprendre les mots de Pascal nous dirons en substance que l’homme doit trouver dans son propre cœur, de quoi suppléer à l’insuffisance de son esprit. La connaissance de soi suppose donc que l’on soit entraîné à « l’exercice de la sincérité ». C’est à cette seule condition que la philosophie peut nous révéler à nous-mêmes et nous rendre maîtres : «être le peintre, après avoir travaillé toute ma vie à être le portrait ». Il faut donc pour y parvenir devenir un honnête homme. « Une vertu qui fait l’honnête homme dans la vie privée et le héros dans le commerce des grands ». L’honnête homme étant celui qui agit selon des principes moraux définis par la tradition culturelle et sur la connaissance des anciens et celle des philosophes contemporains du XVIIIème siècle.
Conclusion
Nous acons à faire à un modèle d’introduction qui permet d’organiser très simplement les développements d’un travail de réflexion en prenant appui sur une tradition et en suivant une méthode.