Montesquieu

Montesquieu, Éloge de la Sincérité, Début de la Seconde partie, De la sincérité par rapport au commerce des grands

Texte étudié

Ceux qui ont le cœur corrompu méprisent les hommes sincères, parce qu’ils parviennent rarement aux honneurs et aux dignités ; comme s’il y avait un plus bel emploi que celui de dire la vérité ; comme si ce qui fait faire un bon usage des dignités n’était pas au-dessus des dignités mêmes.

En effet, la sincérité même n’a jamais tant d’éclat que lorsqu’on la porte à la cour des princes, le centre des honneurs et de la gloire. On peut dire que c’est la couronne d’Ariane, qui est placée dans le ciel. C’est là que cette vertu brille des noms de magnanimité, de fermeté et de courage ; et, comme les plantes ont plus de force lorsqu’elles croissent dans les terres fertiles, aussi la sincérité est plus admirable auprès des grands, où la majesté même du Prince, qui ternit tout ce qui l’environne, lui donne un nouvel éclat.

Un homme sincère à la cour d’un prince est un homme libre parmi des esclaves. Quoiqu’il respecte le Souverain, la vérité, dans sa bouche, est toujours souveraine, et, tandis qu’une foule de courtisans est le jouet des vents qui règnent et des tempêtes qui grondent autour du trône, il est ferme et inébranlable, parce qu’il s’appuie sur la vérité, qui est immortelle par sa nature et incorruptible par son essence.

Il est, pour ainsi dire, garant envers les peuples des actions du Prince. Il cherche à détruire, par ses sages conseils, le vice de la cour, comme ces peuples qui, par la force de leur voix, voulaient épouvanter le dragon qui éclipsait, disaient-ils, le soleil ; et, comme on adorait autrefois la main de Praxitèle dans ses statues, on chérit un homme sincère dans la félicité des peuples, qu’il procure, et dans les actions vertueuses des princes, qu’il anime.

Lorsque Dieu, dans sa colère, veut châtier les peuples, il permet que des flatteurs se saisissent de la confiance des princes, qui plongent bientôt leur État dans un abîme de malheurs. Mais, lorsqu’il veut verser ses bénédictions sur eux, il permet que des gens sincères aient le cœur de leurs rois et leur montrent la vérité, dont ils ont besoin comme ceux qui sont dans la tempête ont besoin d’une étoile favorable qui les éclaire.

Introduction

Dans cet extrait intitulé « De la sincérité par rapport au commerce des grands », tiré de la seconde partie de l’essai, Éloge de la sincérité de Montesquieu, le philosophe soulève la question universelle des qualités des hommes à un niveau privé et dans le commerce des grands. Il évoque ainsi à un stade plus philosophique la question de la nature humaine. Nous assistons à l’ébauche d’une véritable apologie de la sincérité.

I. Dans la vie privée

Tout comme dans la première partie, le penseur s’interroge sur les conditions à remplir pour s’élever à l’authenticité. Dans un premier temps, le concept de sincérité est mis en avant et valorisé par rapport à son antonyme la fausseté, « ceux qui ont le cœur corrompu méprisent les hommes sincères ». La sincérité est d’emblée posée comme la qualité du cœur. Il justifie ainsi la première idée en affirmant que « c’est parce qu’ils parviennent rarement aux honneurs et aux dignités ». Par conséquent, c’est ré-activement dédaigneux vis-à-vis de la plus grande vertu du cœur, la sincérité, que ces hommes se manifestent. Ils rejettent la sincérité car ils sont incapables de s’élever à la dignité. On a vu dans l’extrait précédent que la sincérité était une condition indispensable à l’amitié, à présent, elle est le fait de l’état d’esprit d’un homme digne, capable des plus grands honneurs. La vérité s’ajoute aux qualités précédentes, « Comme s’il y avait un plus bel emploi que celui de dire la vérité ». Celui qui est en quête de ce qui est vrai peut aussi agir dignement dans le respect de l’autre et de lui-même, tout en étant capable de ne pas déguiser sa pensée sans jamais manquer de loyauté. Sincérité, dignité, vérité, Montesquieu expose une tripartition individuelle de qualités morales et intellectuelles indispensables pour qu’un homme soit authentique. De même, Platon dans La République, avait déjà tenté en définissant la justice individuelle d’offrir à ses élèves le tableau d’une répartition tripartite des qualités nécessaires à l’homme, la raison, le courage et la tempérance. Cependant, un degré supplémentaire est franchi : avoir de telles qualités morales et intellectuelles et les mettre au service de l’action permet à l’homme de s’élever davantage vers l’authentique, « Comme si ce qui fait faire un bon usage des dignités n’était pas au-dessus des dignités mêmes ». Il ne suffit pas d’être digne en pensée, il faut être fonctionnel pour l’être en acte.

II. Dans le commerce des grands

A présent, cette vertu souveraine, la sincérité, est étudiée non plus au niveau individuel, dans la vie privée, mais dans le commerce des grands. Le terme commerce n’a pas ici une valeur marchande, mais se réfère au rang des personnages : les grands étant les aristocrates. Dès les premières lignes de la deuxième partie, la sincérité est portée à son paroxysme. On avait vu qu’elle était une vertu initiatique permettant de s’élever à la connaissance de soi : que c’était une vertu qui suppléait à l’incomplétude de l’homme car il trouve en son cœur de quoi combler l’insuffisance de son esprit. Elle est en outre la garantie de pouvoir s’élever à une amitié authentique. Elle rend l’homme capable de bonheur, de vérité et de dignité en pensée et en acte. A présent, elle est envisagée comme la qualité princière, celle qui devait couler dans le sang de chaque aristocrate, de chaque noble. La perfection de cette qualité est telle qu’elle est d’abord vue comme source de gloire et d’honneur, « La sincérité n’a jamais tant d’éclat que lorsqu’on la porte à la cour des princes, le centre des honneurs et de la gloire ». Elle est ensuite de façon métaphorique assimilée à la couronne d’Ariane puis rendue responsable de la naissance d’autres qualités, « on peut dire que c’est la couronne d’Ariane, qui est placée dans le ciel. C’est là que cette vertu brille des noms de magnanimité, de fermeté et de courage ».

III. La vertu suprême

Enfin, cette qualité est exemplaire et bénéfique pour la cour d’un prince. Elle donne au commerce des grands « un nouvel éclat ». A la cour, la sincérité n’est plus seulement une qualité morale, elle est la noblesse incarnée car elle rend celui qui la porte très digne. Mais cette dignité est plus qu’une valeur morale, c’est une qualité majeur qui renvoie aux honneurs mérités, aux distinctions, aux titres. Il s’agit de reconnaissance sociale. La sincérité devient le symbole de la grandeur de l’âme. Elle rend l’homme libre, « un homme sincère à la cour d’un prince est un homme libre parmi les esclaves ». Il est désormais l’homme porteur de la liberté, « la vérité dans la bouche est toujours souveraine… et immortelle par sa nature et incorruptible par son essence ». C’est déjà une égalité politique essentielle car elle répond à la vertu des grands dirigeants, « il est garant envers les peuples des actions du prince ». En effet, il chasse le vice, « il cherche à détruire, par ses sages conseils, le vice de la cour ». Il inspire le respect et est tel Praxitèle (sculpteur grec), « et comme on adorait autrefois la main de Praxitèle dans ses statues, on chérit un homme sincère ». Enfin, Montesquieu affirme que l’homme sincère a « le cœur de son roi » et lui sert de guide : « il permet que des gens sincères aient le cœur de leurs rois et leur montre la vérité, dont ils ont besoin comme ceux qui ont dans la tempête ont besoin d’une étoile favorable qui les éclaire ».

Conclusion

Cet extrait est une ébauche déjà bien affirmée de la philosophie et des réflexions futures de Montesquieu. Au-delà de l’apologie de la sincérité, le penseur nous confie ses préoccupations de philosophe, il s’agit de se pencher sur la nature humaine et de tenter de la définir.

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