Montesquieu, Éloge de la Sincérité, Extrait de la Première partie, De la sincérité par rapport à la vie privée
Texte étudié
On croit, par la douceur de la flatterie, avoir trouvé le moyen de rendre la vie délicieuse. Un homme simple qui n’a que la vérité à dire est regardé comme le perturbateur du plaisir public. On le fuit, parce qu’il ne plaît point ; on fuit la vérité qu’il annonce, parce qu’elle est amère ; on fuit la sincérité dont il fait profession parce qu’elle ne porte que des fruits sauvages ; on la redoute, parce qu’elle humilie, parce qu’elle révolte l’orgueil, qui est la plus chère des passions, parce qu’elle est un peintre fidèle, qui nous fait voir aussi difformes que nous le sommes.
Il ne faut donc pas s’étonner si elle est si rare : elle est chassée, elle est proscrite partout. Chose merveilleuse ! Elle trouve à peine un asile dans le sein de l’amitié.
Toujours séduits par la même erreur, nous ne prenons des amis que pour avoir des gens particulièrement destinés à nous plaire : notre estime finit avec leur complaisance ; le terme de l’amitié est le terme des agréments. Et quels sont ces agréments ? Qu’est-ce qui nous plaît davantage dans nos amis ? Ce sont les louanges continuelles, que nous levons sur eux comme des tributs.
D’où vient qu’il n’y a plus de véritable amitié parmi les hommes ? Que ce nom n’est plus qu’un piège, qu’ils emploient avec bassesse pour se séduire ?
« C’est, dit un poète, parce qu’il n’y a plus de sincérité. » En effet, ôter la sincérité de l’amitié, c’est en faire une vertu de théâtre ; c’est défigurer cette reine des cœurs ; c’est rendre chimérique l’union des âmes ; c’est mettre l’artifice dans ce qu’il y a de plus saint et la gêne dans ce qu’il y a de plus libre. Une telle amitié, encore un coup, n’en a que le nom, et Diogène avait raison de la comparer à ces inscriptions que l’on met sur les tombeaux, qui ne sont que de vains signes de ce qui n’est point.
Introduction
L’Éloge de la sincérité est un court essai appartenant aux écrits de jeunesse de Montesquieu et comportant les bases de ses réflexions philosophiques futures. Cet extrait, tout comme l’introduction, est très riche en références philosophiques. On peut le qualifier comme métaphysique. En effet, on y étudiera respectivement les concepts de vérité, de sincérité et d’amitié.
I. Problématique philosophique
1. La quête du vrai bien, la vérité
L’introduction nous a familiarisé avec le concept philosophique de la connaissance de soi. A présent, le penseur s’interroge sur les conditions à remplir pour s’élever à l’authenticité. En effet, la première idée philosophique mise en avant est la vérité. Elle est assimilée au vrai bien, au bien en soi et à la condition de possibilité pour accéder au bonheur. C’est la fin en soi, la cause finale, « on croit, par la douceur de la flatterie, avoir trouvé le moyen de rendre la vie délicieuse. Un homme simple qui n’a que la vérité à dire, est regardé comme « un perturbateur du plaisir public » ; Nous avons ici la figure du sage. Les hommes n’ont jusqu’à ce jour approché qu’une pseudo-vérité. Ils se trompent. Alors qu’il faudrait chercher la vérité la plus authentique pour être heureux, l’homme part en quête de la vérité la plus flatteuse, la plus valorisante qui est en fait un obstacle, un empêchement, un manquement au bonheur. On fuit la vérité comme on fuit celui qui en est porteur, le philosophe, « On le fuit parce qu’il ne plaît point ; on fuit la vérité qu’il annonce parce qu’elle est amère ». Montesquieu adhère au point de vue de Pascal et reconnaît que l’homme est toujours de lui-même un témoin fidèle et un juge corrompu, « On la redoute, parce qu’elle révolte l’orgueil, qui est la plus chère des passions, parce qu’elle est un peintre fidèle, qui nous fait voir aussi difformes que nous le sommes ». L’homme n’est pas capable d’avoir une connaissance fidèle et authentique de lui-même.
2. Éloge de la sincérité
La sincérité est le deuxième concept clairement abordé dans cet extrait par Montesquieu. Il en donne une définition philosophique, en rapprochant cette notion à elle de l’amitié. Les deux concepts sont indissociables. Il est dans un premier temps admis que l’amitié, qui est vue comme la plus grande vertu du cœur n’est plus rien si elle n’a pas pour origine la sincérité chez celui qui manifeste ce sentiment. Il faut donc qu’il y ait de la sincérité pour qu’il y ait de l’amitié. Il faut de la sincérité dans une amitié authentique. « D’où vient qu’il n’y a plus de véritable amitié parmi les hommes ? », « C’est dit un poète, parce qu’il n’y a plus de sincérité ». Ovide fait l’apologie de cette « reine des cœurs » qu’est l’amitié à condition, qu’elle soit authentique. Et c’est cette authenticité que le philosophe défend, ainsi que le suggère la répétition des hyperboles. L’amitié vraie est basée sur la sincérité perçue comme « une vertu » et une « reine de cœur ». Elle est assimilée à une « union des âmes ». On peut ainsi affirmer que la sincérité est l’essence même de l’amitié, ce qui la rend possible et lui donne corps ; elle en est la naissance. Cependant, privée de son essence, elle n’est plus qu’une « vertu de théâtre ». Il ne reste de l’amitié que le nom, « Une telle amitié encore un coup, n’en a que le nom ». Ainsi, la sincérité, au sens d’une attitude qui consiste à se mettre en accord avec la vérité, telle qu’on la ressent, au sens d’une honnêteté intellectuelle, est une exigence constante dans l’amitié. Les tournures superlatives sont certes destinées à l’amitié mais elles renforcent également cette exigence de sincérité.
II. La notion philosophique d’amitié
1. Dénonciation de l’amitié agrément
Nous avons pu constater que la sincérité est une qualité d’homme sage. C’est le fait du philosophe et des hommes qui se tournent vers ce qu’il y a d’authentique. On fuit la sincérité, car elle ne nous fait qu’entrevoir la vérité. C’est un véritable questionnement philosophique, qui s’articule autour du problème métaphysique de la vérité. C’est ainsi que tout comme Aristote dans son ouvrage Éthique à Nicomaque, Montesquieu s’interroge sur le sens profond et authentique de la vraie amitié. Elle est inexistante si la sincérité n’existe pas. En effet, l’amitié ne devrait se partager que dans la vertu. Malheureusement, il y a une attitude hypocrite au sein de l’amitié. Elle est aujourd’hui « une vertu de théâtre », « une chimère », c’est–à-dire une construction de l’imagination. Le passage du « on » au « nous » nous montre que Montesquieu partage la pensée de Pascal, « Nous nous gouvernons plus par le caprice que par la raison. En effet, dans une amitié au sens d’une simple relation en société avec une proximité du travail par exemple ou dans une amitié plus tournée vers les relations non mondaines, la sincérité posée comme une exigence, n’existe pas. Il y a chez l’homme un reflet de la valeur, le pronom indéfini « on » traduit cette psychologie du groupe. Le philosophe met en avant ce qui domine chez l’homme, l’attitude de complaisance, l’attitude du confort moral qui consiste à renoncer à tout effort d’authenticité et de sincérité. L’homme ne cherche que la flatterie, « Les louanges continuelles ». Depuis toujours, les hommes font la même erreur, trop faibles pour se regarder tels qu’ils sont, ils ne recherchent dans l’amitié que « des agréments », « toujours séduits par la même erreur, nous ne prenons des amis que pour avoir des gens particulièrement destinés à nous plaire : notre estime finit avec leur complaisance ».
2. La référence aux anciens : Diogène, le cynique
La référence à Diogène renforce le point de vue du penseur. Il fait figure de sage et incarne les convictions intellectuelles de Montesquieu sur les concepts philosophiques de sincérité et d’amitié. Ce philosophe grec appartenant aux cyniques du Vème siècle avant Jésus Christ, méprisait la bassesse et la faiblesse des hommes avec tout ce que cela suppose, c’est-à-dire, les honneurs, les flatteries, les agréments en général. C’est pourquoi, Montesquieu s’y réfère à la fin de cet extrait. En effet, le raisonnement est analogique, une amitié sans sincérité est vide de sens, autant que le sont les inscriptions funéraires. On peut ainsi lire, « une telle amitié encore un coup, n’en a que ces inscriptions que l’on met sur les tombeaux qui ne sont que de vains signes de ce qui n’est point ».
Conclusion
Cet extrait est très riche en connotations philosophiques. L’analyse est générale donc métaphysique, mais les concepts de sincérité et d’amitié sont clairement étudiés par Montesquieu. Le penseur fait l’apologie de la sincérité au sens où elle est considérée par lui comme la plus grande vertu du cœur.