Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre XIV
Texte étudié
Usbek au même
Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu’il était à propos de se choisir un roi : ils convinrent qu’il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n’avait pas voulu se trouver à cette assemblée; il s’était retiré dans sa maison, le cœur serré de tristesse.
Lorsqu’on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu’on avait fait de lui : « A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l’on puisse croire qu’il n’y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne ; mais comptez que je mourrai de douleur d’avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd’hui assujettis. A ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. Malheureux jour ! disait-il; et pourquoi ai-je tant vécu ? » Puis il s’écria d’une voix sévère : « Je vois bien ce que c’est, ô Troglodytes ! Votre vertu commence à vous peser. Dans l’état où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous; sans cela vous sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur : vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois, moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu. » Il s’arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. « Et que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi, et par le seul penchant de la nature ? Ô Troglodytes ! Je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux : pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la Vertu ? »
Montesquieu, Lettres persanes
Introduction
Notre passage est tiré des Lettres Persanes de Montesquieu, en 1721. Il s’agit de lettres que deux persans en voyage à Paris envoient à leurs compatriotes à Ispahan et c’est l’occasion pour Montesquieu de critiquer la société de son temps. De la lettre 11 à 14, Montesquieu présente l’apologue des troglodytes, ce peuple méchant et féroce au départ, va, grâce à deux individus exceptionnels, pratiquer la vertu et une sorte d’union civique. Cette utopie va dégénérer quand les Troglodytes vont vouloir se choisir un roi : ils choisissent un vieillard vénérable qui refuse leur proposition et il explique pourquoi. Quelles idées politiques et morales Montesquieu expose-t-il ici sous la forme d’un apologue ?
I. Les idées fondamentales de la démocratie
Nous allons voir tout d’abord qu’à travers cet apologue, Montesquieu expose ici les valeurs qui doivent être selon lui les fondements de la démocratie.
A. Une société fondée sur la justice, la liberté et la vertu
Champs lexicaux : « juste », « vertu », « députés », « libres ».
Les valeurs qui sont au fondement de la démocratie : justice, liberté, vertu. Cette vertu, pour Montesquieu, vient de la nature (« par le seul penchant de la nature »).
B. Un contrat social
La société idéale repose sur un contrat social. Chacun accepte de se préoccuper du bonheur des autres, ayant pour intérêt leur propre bonheur. Il s’agit d’un système d’égalité. Ce contrat est aussi fondé sur un esprit communautaire.
C. Principes d’austérité et de rigueur
La vertu est fondée sur le rejet de la cupidité, de l’ambition personnelle. En négatif, un bon régime est fondé sur la simplicité. C’est un système où les gens doivent vivre dans la frugalité, autrement dit dans la simplicité. La société dont le système est frugal est une société qui vit essentiellement de l’activité agricole. Les Troglodytes vivent en autarcie, une sorte de vie en circuit fermé.
II. Rejet du gouvernement monarchique
A. Forme pourtant modérée
Car :
Le roi est choisi par le peuple (« se choisir un roi »).
Présence d’une « assemblée ».
La monarchie est garantie par la valeur morale (« le plus juste »).
Il s’agit d’une démocratie représentative (« députés »).
C’est une démocratie atténuée ; c’est presque un système de monarchie parlementaire.
B. Perte de la liberté
Les citoyens vont devenir des sujets (dépendance) (l10-11 : « en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd’hui assujettis ») Les mots « libres » et « assujettis » s’opposent, tout comme pour « en naissant » et « aujourd’hui ».
Les citoyens seraient soumis (l26 : « joug » et l16 : « être soumis à un prince »).
C. Perte des valeurs morales, de la vertu
La vertu devient une contrainte et n’est plus pratiquée spontanément :
l13 : « votre vertu commence à vous peser »
l15-16 : « Mais ce joug vous paraît trop dur »
l19 : « vous n’aurez pas besoin de la vertu »
A la place de cette vertu règnent les passions, l’ambition, la cupidité, la recherche des plaisirs… (l17-18 : « Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté »).
III. Figure du vieillard (quel modèle incarne-t-il ?)
A. Modèle du citoyen
Qu’est-ce qu’un bon citoyen ?
altruisme (= qui se préoccupe d’autrui) (l7 : « A Dieu ne plaise, … que je fasse ce tort aux Troglodytes ») : le vieillard préfère renoncer à la couronne plutôt que de tromper les Troglodytes.
Amour de son peuple par l’emploi du registre pathétique, à travers le champ lexical de l’émotion :
l5 : « cœur serré de tristesse »,
l11 : « torrent de larmes » (hyperbole), « Malheureux jour » (exclamation),
l12 : « pourquoi ai-je tant vécu ? » (question oratoire),
l20 : « Il s’arrêta un moment » (aspect théâtral),
l23 : « Ô Troglodytes ! » (exclamation).
L’annonce de la mort renforce le pathétique (l24 : « Je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux » (gradation)).
(question susceptible d’être posée, par exemple) Le vieillard cherche-t-il à convaincre ou à persuader ? Comment s’y prend-il ?
B. Contre-modèle du despote (= tyran), du monarque absolu
Le despote n’est pas juste (l8 : « qu’il n’y a personne parmi eux de plus juste que moi »).
Pratique du laxisme moral ; les lois ne sont pas aussi strictes que les valeurs morales.
Inutilité (l20 à 23 : « Et que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi, et par le seul penchant de la nature ? »).
Conclusion
Nous avons vu les valeurs fondamentales qui sont à la base de la démocratie, les raisons du rejet du gouvernement monarchique et pour finir les modèles qu’incarne le vieillard.
Il est à rapprocher de toute la pensée politique de Montesquieu, que l’on retrouve dans De l’esprit des lois, son intérêt pour la monarchie parlementaire. Montesquieu veut une séparation des pouvoirs. Idéal roi philosophe, éclairé par la raison et la monarchie parlementaire, la démocratie à l’état pur est une utopie dès lors que la population augmente.