Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre LXXIV, La morgue des grands
Texte étudié
LETTRE LXXIV.
RICA A USBEK.
A ***.
Il y a quelques jours qu’un homme de ma connaissance me dit : Je vous ai promis de vous produire dans les bonnes maisons de Paris ; je vous mène à présent chez un grand seigneur qui est un des hommes du royaume qui représentent le mieux.
Que cela veut-il dire, monsieur ? est-ce qu’il est plus poli, plus affable qu’un autre ? Ce n’est pas cela, me dit-il. Ah ! J’entends ; il fait sentir à tous les instants la supériorité qu’il a sur tous ceux qui l’approchent ; si cela est, je n’ai faire d’y aller ; je prends déjà condamnation, et je la lui passe tout entière.
Il fallut pourtant marcher ; et je vis un petit homme si fier, il prit une prise de tabac avec tant de hauteur, il se moucha si impitoyablement, il cracha avec tant de flegme, il caressa ses chiens d’une manière si offensante pour les hommes, que je ne pouvais me laisser de l’admirer. Ah ! bon Dieu ! dis-je en moi-même, si lorsque j’étais à la course de la Perse, je représentais ainsi, je représentais un grand sot ! Il aurait fallu, Usbek, que nous eussions eu un bien mauvais naturel pour aller faire cent petites insultes à des gens qui venaient tous les jours chez nous nous témoigner leur bienveillance ; ils savaient bien que nous étions au-dessus d’eux ; et s’ils l’avaient ignoré, nos bienfaits le leur auraient appris chaque jour. N’ayant rien à faire pour nous faire respecter, nous faisions tout pour nous rendre aimables : nous nous communiquions aux plus petits ; au milieu des grandeurs, qui endurcissent toujours, ils nous trouvaient sensibles ; ils ne voyaient que notre cœur au-dessus d’eux ; nous descendions jusqu’à leurs besoins. Mais lorsqu’il fallait soutenir la majesté du prince dans les cérémonies publiques ; lorsqu’il fallait faire respecter la nation aux étrangers ; lorsque enfin, dans les occasions périlleuses, il fallait animer les soldats, nous remontions cent fois plus haut que nous n’étions descendus ; nous ramenions la fierté sur notre visage ; et l’on trouvait quelquefois que nous représentions assez bien.
De Paris, le 10 de la lune de Saphar, 1715.
Introduction
Cette œuvre est un roman épistolaire (lettre) paru dans l’anonymat par peur de la critique car il y avait beaucoup de censure. Montesquieu a imaginé des personnages d’origine perse qui ont voyagé à travers l’Europe. Ici, Usbek, un noble persan qui adresse des lettres à ses amis dont ici Rica, pour lui décrire ses impressions face aux cultures qu’il découvre. Ces êtres sont complètement inventés, mais Montesquieu a utilisé un moyen qui va devenir courant chez les philosophes des Lumières, c’est-à-dire la création d’un personnage étranger pour porter un regard neuf, critique sur la société, en particulier sur la société française. Exemples : « Micromégas » de Voltaire, qui invente un géant ; « Les voyages de Gulliver » de Swift.
C’est donc pour contourner les critiques, car en choisissant un regard étranger, un persan, il contourne la censure. A l’époque des Lumières, il y avait une mode des récits de voyages. Ici l’auteur fait plaisir à ses lecteurs en utilisant l’Orient. Cela dépayse le lecteur. Dans cette lettre, Usbek rapport une sècne où il rend visite à un grand seigneur, ce qui est l’occasion pour Montesquieu de :
1. Critiquer les abus de pouvoir des nobles.
2. Défendre un idéal social et politique.
I. Un préambule qui annonce la problématique du texte
A. Un texte qui va nous faire connaître une réalité
Le texte apparaît comme la découverte d’une réalité, d’un problème.
D’où la présence d’un initiateur, d’un mentor :
C’est un initiateur qui est anonyme : « un homme de ma connaissance », car on n’a pas besoin d’en savoir plus sur lui.
C’est un personnage qui possède le savoir, la connaissance puisqu’il est capable d’introduire Usbek « dans les bonnes maisons », c’est-à-dire dans les familles les plus distinguées, dans les milieux fermés où il est difficile de pénétrer.
C’est un initiateur car il va faire vivre une expérience très importante à son « élève », car il dit : « un des hommes du royaume qui présente le mieux ». Il dit : « je vous mène ». Il veut donc lui apprendre quelque chose, enseigner à Usbek car il a pris « l’échantillon », le meilleur.
B. Ce préambule présente deux visions des nobles
1. La vision du noble par l’intérieur
C’est une vision qui est dévalorisée car elle repose sur un éloge de l’apparence et du mépris.
C’est une vision, une conception de la noblesse fondée sur des qualités, des valeurs sociales et non pas morales.
? On relève le champ lexical de l’apparence : « bonnes maisons » = des familles qui sont socialement respectables. De même, « qui présente le mieux » : le verbe présenter met l’accent sur les signes extérieurs de richesse, sur l’apparence.
? Il s’intéresse aux personnes riches, de « bonnes maisons », car on y donne de bonnes réceptions.
2. La vision du noble par le persan
Elle est valorisée car :
? C’est lui qui parle le plus longtemps.
? C’est lui qui porte un jugement sur le noble à l’opposé de l’initiateur qui a un rapport d’admiration : « je n’ai que faire d’y aller ».
Aux critères sociaux défendus par l’initiateur le persan oppose des critères moraux comme la politesse, la fiabilité : « plus poli, plus affable ».
Usbek exprime son mépris, son dédain pour ce type de noble à travers une allitération en [s] : « il fait sentir à tous les instants de la supériorité qu’il a sur tous ceux qui l’approchent ». La condamnation est mise en valeur par la récurrence des sons.
Il propose une nouvelle définition du verbe « représenter » et donc de la noblesse.
« Représenter » pour lui cela veut dire avoir une apparence imposante dans le but d’écraser l’autre. C’est quelqu’un qui joue le noble « Non » : c’est jouer un rôle, la comédie du grand. Elle diffère de la définition du persan : « représenter » c’est avoir des qualités intérieures propres à un noble.
C. C’est un préambule qui sert à annoncer le statut du personnages
Le persan c’est celui qui représente un idéal politique et social. Ainsi quand il condamne le noble il représente déjà un idéal social.
C’est le représentant des philosophes des Lumières :
Car c’est celui qui questionnaire : « Que veut dire cela, Monsieur ? ». C’est une question typique du philosophe qui cherche à découvrir l’origine des choses.
Car c’est celui qui veut comprendre : « j’entends »‘. Cela implique la compréhension des choses.
Car c’est celui qui remet en question car il dit : « je n’ai que faire d’y aller ». Il refuse de faire comme tout le monde.
II. La satire du grand seigneur
A. A travers une présentation théâtralisée
1. C’est un spectacle car il joue sur la vue et l’ouïe
La vue : un spectacle visuel car il met l’accent sur les gestes : « il prit », « il se moucha », « il cracha », « caressa ». Ce sont des actes dégradants. Il dit « je vis », « admirer » : ce sont deux verbes qui expriment la perception visuelle (admirer vient de mirer = voir).
Un spectacle auditif : « il se moucha », « il cracha ». Les informations apportées par « impitoyablement » et « avec tant de flegme » expriment des actions sonores.
2. C’est un spectacle car il est surjoué, comme au théâtre
Il exagère tous ses gestes : « si », « tant » : hyperbolisation.
Le persan montre que toute la grandeur du noble provient de jeux de scènes et de jeux théâtraux ce qui est satirique, d’où le sens premier de représentation : il joue une comédie.
B. A travers la ridiculisation par l’utilisation des comiques
Comique de contraste :
– Toute la grandeur du noble repose sur des actions banales, grossières : il « crache », il « se mouche ».
– Entre le « petit homme » et le mot « fier », qui veut dire grand socialement parlant, il y a une contraste entre la taille et la grandeur du point de vue social.
Comique de burlesque car on associe un contexte respectable, le salon d’un noble, avec des actes prosaïques, banals, vulgaires.
L’ironie, car l’emploi du verbe « admirer » joue sur le double sens du mot : en apparence c’est l’expression de l’émerveillement, l’éblouissement, alors qu’il veut sous-entendre le contraire ; « admirer » ici a le sens de choquer.
Comique fondé sur une gradation : tout le portrait est exprimé dans une seule phrase énumérative, établie en ordre croissant : plus la phrase avance, plus les actes du noble sont méprisables car il a un comportement de plus en plus offensant pour les autres. Au début c’est un mépris physique (« moucher », « cracher ») et ensuite c’est un mépris moral (il donne plus d’importance à ses chiens qu’aux hommes). C’est comique car on s’attend à une bienséance de la part d’un noble.
C. Les réaction immédiates d’Usbek
Une réaction de stupéfaction, de choc :
– Le verbe « admirer » a le sens de « choquer ».
– L’exclamation « Ah ! Bon Dieu […] sot ! ».
Une réaction d’admiration au sens ironique : le persan fait semblant d’admirer le noble car c’est ce qu’on attend de lui : cela souligne le ridicule et l’absurdité de ce noble. Si quelqu’un dit une bêtise, on lui dit ironiquement que c’est bien (pour souligner le ridicule).
Cette scène montre que Montesquieu s’inscrit dans des traditions, celles des « Caractères » de La Bruyère, qui en quelques lignes fait agir, fait vivre un personnage d’où se dégage un portrait critique qui en général est d’ordre social.