Anouilh, Le Loup, La Louve et Les Louveteaux
Poème étudié
Le loup, l’horrible loup qui fait peur aux enfants,
Le loup maigre et cruel qui guette,
Assassin précis, l’innocent
Et l’emporte poissé de sang,
Rentre au foyer le soir où les siens lui font fête
Et s’écrie : » Vilains garnements,
J’espère qu’aujourd’hui vous avez été sages ?
Quand les petits loups sont méchants
Jésus pleure dans les nuages.
Votre maman n’a pas à se plaindre de vous ? »
» Non, non, s’écrient les petits loups,
Dis-lui, maman, de vraies images.
On s’est même laissé lécher
Sans pleurer !
Que nous apportez-vous, papa, pour récompense ? »
» Un beau petit agneau tout frais.
Vous voyez, il palpite encore… »
» Quelle chance !
Crient les mignons. Papa, laissez-nous l’achever. »
» Ils se portent bien, ils dévorent « ,
Dit la louve, l’œil attendri.
Et le couple, comblé, regarde
Le joyeux carnage de ses chers petits.
» Je n’ai jamais vu de loup plus dur, dit le garde.
Pissant le sang partout, dix balles dans le corps,
Sur ses pattes brisées il se dressait encor.
La louve près de lui était déjà tuée,
Les louveteaux aussi. Il ne défendait plus
Que des cadavres. A la fin pourtant on l’a eu,
Et savez-vous, en rentrant de cette curée,
Ce que m’a dit la plus petite de mes filles ?
Pour un mot d’enfant, ce n’est pas banal… »
Le garde aussi aime bien sa famille…
Un monde d’innocents se tue et se torture.
Ce grouillement géant de meurtres et de mal,
Sous le regard froid de la lune,
C’est ce que l’homme appelle une nuit pure…
Pour Monsieur Lazareff, rien à mettre à la une
Dans son journal.
Annonce du plan
I. Les mythes
II. La réalité sociale
III. La cruauté
I. Les mythes
A. Les prédateurs
Le loup ici présenté est mythique et renvoie à d’autres textes littéraires. Le premier vers est allusion au petit chaperon rouge, on dit dans ce texte « LE loup », a contrario des autres fables où l’on dit « UN loup ».
Le loup est stéréotypé sur le plan physique : « maigre, poissé de sang (référence à l’expression : une faim de loup) » et moral : « cruel, assassin », ce jugement moral est péjoratif. Référence à la fable « Le loup et l’Agneau ».
Le loup est héroïque au second vers : mort du loup. Il y a un jeu de mots entre « poissé de sang » et « pissant de sang ». Poissé et pissant est une paronomase, elle permet de passer du mythe cruel au mythe héroïque.
On reconnaît le mythe du chasseur : les mots « chasseurs » ou « chasse » sont absents, car l’homme est le garde forestier. Sa chasse est donc justifiée. Il y a une identification de la petite fille au petit chaperon rouge par : « le bon garde qui tue le méchant loup ».
Le mythe du vrai chasseur : « curée » est une valorisation de la chasse, car ce mot vient de la chasse à courre, des nobles. L’auteur de moque car il faut dix balles pour tuer le loup, et il utilise une expression non poétique : « A la fin pourtant, on l’a eu ! ».
L’auteur n’est ni dans un camp, ni dans l’autre, puisque le prédateur devient victime.
B. Les victimes
Le statut du loup remet en cause les mythes : le loup victime détruit le loup assassin « assassin précis, défendait … », « assassin » fait référence à un loup attaquant, alors que « défendait » se rapporte à un loup défenseur.
Le prédateur voit sa victime de façon subjective. Plus la victime est bien, plus le prédateur est glorifié par lui-même. En effet, on assiste à la présentation d’un tableau de chasse, car les victimes sont présentées d’abord qualitativement (beau, frais) puis quantitativement (énumération des cadavres).
Toutes les victimes sont égales : « palpire encore », « dressait encore ». Il y a un point commun entre toutes les victimes, c’est la durée de leur souffrance.
On assiste à un rapport de forces systématique prédateur/victime : « horrible loup/beau petit agneau », « cruel/petit agneau » : il y a une redondance, un agneau est forcément petit. Ce sont des adjectifs antithétiques qui posent le rapport de forces.
Présence de la fatalité : la petite fille correspond au petit agneau. Les « petits » représentent toujours la justification des tueries perpétrées par les adultes, de façon immuable.
II. La réalité sociale
A. Les adultes
Le loup est personnifié en père. Champ lexical de l’affectivité (vilain, méchant, pleurs, se plaindre, attendri, comblé, cher …). Le loup, représentant le père, est l’antithèse du prédateur.
L’auteur critique la position de la femme « maman n’a pas eu à se plaindre de vous ? ». La mère est totalement dépendante du père, elle n’assure pas la fonction économique, seulement la fonction biologique, en passant son temps à s’occuper des enfants, ce qui se rapporte à la louve romaine. L’auteur critique les traditions sociales.
Stéréotype de la sagesse « quand les petits loups sont méchants, Jésus pleure dans les nuages ». Cette croyance est une critique de la morale idiote des valeurs de la famille.
L’auteur critique l’atittude des parents devant leur progéniture – « Et le couple, comblé, regarde le joyeux carnage de ses chers petits » – Le garde se vante de sa fille. « joyeux carnage » est un oxymore, ce qui est une critique. En effet, l’oxymore est la juxtaposition de deux termes contradictoires ; ici, cette figure de style montre tout le côté paradoxal des parents, capables de reconnaître glorifiantes des actions terribles.
B. Les enfants
Les enfants justifient la cruauté des parents. Le garde parle de ses enfants. Le loup parle à ses enfants. Les parents justifient leurs actes par rapport à leurs enfants.
Les enfants sont faibles et innocents, « mignon », « la plus petite de mes filles ».
Conception que les enfants ont de la vie : toutes leurs actions se font soit en fonction de la récompense ou de la punition. C’est le système « du bâton et de la carotte » : « Que nous apportez-vous, papa, pour récompense ? ». De plus, la récompense est un acte cruel : « laissez-nous l’achever ». Il y a une antithèse entre le mot « mignon » et la cruauté de l’acte. Les enfants sont en fait sadiques.
Il y a une différence entre les enfants humains et animaux. Les louveteaux parlent, alors que l’on déduit les paroles de la fille par analogie avec celles des louveteaux. La petite fille semble elle aussi sadique, comme le laisse suggérer la phrase : « pour un mot d’enfant, ce n’est pas banal … ». L’auteur nous suggère donc le pire.
Cette vision d’enfants sadiques ne correspond pas à l’image habituelle. C’est un paradoxe :
Les enfants du texte sont des stéréotypes, ce sont des clichés : « de vraies images ». L’auteur fait une caricature de l’enfant avec l’expression de comportements habituels. Il fait aussi rimer « sage » et « image », faisant ainsi référence à l’expression « sage comme une image », qui correspond à un cliché.
Les enfants se vantent : « sans pleurer ». Ces termes sont mis en valeur, par l’asymétrie de ce vers unique. C’est une caricature des enfants qui veulent imiter les adultes. Le mimétisme concerne autant les bonnes actions que les mauvaises : « quelle chance ! ». Les enfants reflètent le pire de leurs parents. On comprend pourquoi le garde ne dit pas ce que sa fille a dit, il s’agit d’une mauvaise action dont il n’a pas à être fier.
L’auteur nous suggère que les enfants reflètent toujours leurs parents. Il est donc pessimiste : tous les humains sont cruels, si les parents sont cruels, leurs enfants aussi, et ainsi de suite.
III. La cruauté
A. La cruauté est relative
L’auteur traite la cruauté par analogie entre le monde animal et le monde humain ; chacun étant cruel l’un pour l’autre. Par l’absence de transition du premier au second paragraphe, on voit l’incompréhension entre ces deux mondes, où chacun croit avoir raison. L’auteur nous fait de plus comprendre que l’homme est plus ou moins un animal, or, le loup est héroïque, puisqu’il « se dressait encor » face à l’homme qui devient le plus cruel des deux. Il y a donc plus méchant que le loup : l’homme. « un monde d’innocents se tue et se torture » : cette antithèse souligne l’incompréhension des deux mondes l’un face à l’autre.
Il n’y a pas de manichéisme ; les personnages sont vus des deux côtés : d’abord cruels, puis très affectifs avec leurs enfants. Ceux-ci sont d’ailleurs cruels à leur tour, ce qui est cyclique.
La mort du loup est excessive. La tuerie est gratuite puisque le loup est totalement inoffensif, le garde ayant déjà tué tous les louveteaux.
De même que la cruauté, l’amour est relatif. Il est restrictif : ceux que l’on n’aime pas sont dignes d’une totale et complète cruauté. L’amour est donc à la base de la cruauté. « le garde aussi aime bien sa famille » : c’est ce qui fait la force de cette fable, l’amour et la cruauté qui sont normalement opposés sont en fait étroitement liés.
La cruauté est relative par rapport à une cruauté précédente. Ainsi, on s’habitue à la cruauté : « pour monsieur Lazareff, rien à mettre à la une … » : c’est une réflexion sur la cruauté dans l’actualité : « le plus cruel ne serait-il pas celui qui lit les articles cruels avec totale indifférence ? », « froid de lune » (expression désignant l’indifférence).
B. La fatalité
On a aussi une réflexion sur l’espère par rapport aux animaux : Où se trouve la différence ? « le garde AUSSI », « un monde d’innocents » : on parle à la fois du loup et de la petite fille, bien que l’innocence soit une caractéristique humaine. « assassin, meurtre » : champ lexical de la justice humaine, l’auteur soulève le problème de la conscience humaine : l’homme est-il plus conscient que l’animal de la cruauté dont il fait preuve ?
L’utilisation des points de suspension est riche en sous-entendus : « banal …, pure …, encore … ». Le lecteur doit imaginer la suite, il est donc capable de concevoir la cruauté. « savez-vous ? » : l’auteur interpelle la pensée du lecteur.
La loi de la jungle, le plus fort mange le plus faible, chacun est prédateur. L’agneau symbolise l’innocent (dans le catholicisme, le christ est agneau de Dieu, et dans l’Antiquité, on symbolisait les agneaux car ils étaient symboles de pureté). Ce symbole est démontré puis qu’aucun être n’est innocent. L’auteur est très pessimiste en ne croyant pas à l’innocence.
L’auteur veut évoquer l’impact des médias. La presse véhicule la cruauté et elle choisit ce qui va faire la une : la cruauté intéresse les médias.
Conclusion
Anouilh remet en cause les mythes qu’il utilise. Par rapport à La Fontaine, il possède plus de recul, c’est une sorte de parodie indirecte des fables sans remettre le symbolisme en cause. Il faut connaître les fables de La Fontaine pour comprendre ce que Anouilh dit. D’autre part, le loup cristallise toutes les peurs : c’est la bête noire.