Apollinaire, Alcools, La Loreley
Poème étudié
La Loreley
à Jean sève
À Bacharach il y avait une sorcière blonde
Qui laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde
Devant son tribunal l’évêque la fit citer
D’avance il l’absolvit à cause de sa beauté
Ô belle Loreley aux yeux pleins de pierreries
De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie
Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits
Ceux qui m’ont regardée évêque en ont péri
Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries
Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie
Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley
Qu’un autre te condamne tu m’as ensorcelé
Évêque vous riez Priez plutôt pour moi la Vierge
Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège
Mon amant est parti pour un pays lointain
Faites-moi donc mourir puisque je n’aime rien
Mon cœur me fait si mal il faut bien que je meure
Si je me regardais il faudrait que j’en meure
Mon cœur me fait si mal depuis qu’il n’est plus là
Mon cœur me fit si mal du jour où il s’en alla
L’évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances
Menez jusqu’au couvent cette femme en démence
Vat-en Lore en folie va Lore aux yeux tremblant
Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc
Puis ils s’en allèrent sur la route tous les quatre
la Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme des astres
Chevaliers laissez-moi monter sur ce rocher si haut
Pour voir une fois encore mon beau château
Pour me mirer une fois encore dans le feuve
Puis j’irai au couvent des vierges et des veuves
Là haut le vent tordait ses cheveux déroulés
Les chevaliers criaient Loreley Loreley
Tout là bas sur le Rhin s’en vient une nacelle
Et mon amant s’y tient il m’a vue il m’appelle
Mon cœur devient si doux c’est mon amant qui vient
Elle se penche alors et tombe dans le Rhin
Pour avoir vu dans l’eau la belle Loreley
Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil
Apollinaire, Alcools, La Loreley
Introduction
En 1901, Apollinaire est précepteur en Allemagne. Il voyage à travers ce pays pendant les vacances d’été. A cette époque, il est fasciné par les légendes et sa rencontre avec la terre allemande lui permet « d’enraciner » ces légendes.
L’une de ces histoires intéresse particulièrement le poète, celle de La Loreley. Son poème est en fait une adaptation d’un poème de Clemens Brentano (1778-1842) « Die Lorelei ». Le poème de Brentano se compose de 25§. Il raconte l’histoire d’une sorcière quelque peu vampirique qui est traduite devant un tribunal par un évêque. Celui-ci la condamne à vivre dans un couvent dans lequel doivent la mener trois chevaliers. Lorelei veut regarder une dernière fois le Rhin couler. Elle tombe dedans ; les trois chevaliers tombent dans le Rhin après elle et meurent sans prêtre ni tombe. La Lorelei symbolise la femme qui vampirise les hommes.
Apollinaire est resté assez fidèle à ce texte tant dans sa forme que dans son contenu.
I. La légende rhénane
1. Un poème à la manière d’un Lied
Par sa longueur, 19§, ce texte se rapproche du Lied de Brentano.
Le texte se compose de rimes suivies et de distiques qui donnent au poème un rythme régulier, une facilité apparente.
Certains éléments dans le texte fonctionnent comme des refrains. On note ainsi :
une reprise de phrase : v.14-16 « Faites moi donc mourir »
des reprises anaphoriques : v.17-19-20 « Mon cœur »
des répétitions en fin de vers : v.17-18 « que je meure »
des répétitions au début de chaque hémistiche : v.23 « Va »
des répétitions d’un même mot : v.10 « Jetez jetez… » ; v.32 « Loreley Loreley » ; v.9-10-11 « flammes »
La longueur du mètre est variable (12/14 syllabes) ce qui donne au texte une prononciation proche de la prose (pas de diérèses). Cela renforce l’impression de simplicité du texte. (cf. poésie orale traditionnelle)
2. Les éléments de la culture allemande
Le texte se réfère à l’Allemagne par les lieux qu’il décrit : v.1 « Bacharach » (lieu où était attachée la Lorelei ; consonance est allemande) ; v.33 « Le Rhin » v.29 ; « dans le fleuve » et plus généralement v.28 « mon beau château ».
Les personnages font aussi référence à la culture germanique : v.21 « Trois chevaliers » ; v.6 « magicien » ; v.5 et32 « Loreley ».
On note enfin des éléments de la chrétienté qui situent cette histoire dans un médiéval légendaire : v.3 « l’évêque » ; v.13 « la Vierge » ; v.14 « et que Dieu vous protège » ; v.30 « le couvent des vierges et des veuves » + noter l’allitération en [v] ; v.24 « une nonne »
3. Un texte narratif et symbolique
Il s’agit d’un poème qui raconte une histoire (dramatique), proche comme nous l’avons déjà vu de la version de Brentano. Le texte se compose selon les mouvements suivants :
• 1 à 3 : Description d’une femme très belle
• 4 à 12 : Jugement de cette femme
• 13 à 19 : Départ vers le couvent et mort de Loreley
On note aussi un élément dramatique avec l’abandon de Loreley : v.15 « Mon amant est parti pour un pays lointain »
Enfin le texte est construit comme un conte. Il possède en effet des éléments symboliques traditionnels.
Un mode de narration typique : v.1 « il y avait » [ cf. il était une fois]
Des chiffres : v.21 « trois chevaliers »
Des couleurs opposées : v.24 « une nonne vêtue de noir et blanc » [cf. Blanche Neige et la référence aux couleurs : les cheveux noirs comme l’ébène, les lèvres rouges comme les cerises et la peau blanche comme la neige]
Des éléments magiques : v.6 « De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie » ; v.7 « mes yeux sont maudits » ; v.12 « tu m’as ensorcelé »
La symbolique de la mort de Loreley : v.37 « pour avoir vu dans l’eau la belle Loreley »
II. La séduction
1. Un physique de séductrice
Loreley se signale par une grande beauté qui n’est pas d’ordre humain. Ses atouts de séductrice se concentrent sur deux parties de son corps : la chevelure et les yeux (éléments courants dans un blason du corps féminin)
On relève tout d’abord la description des cheveux : v.31 « ses cheveux déroulés » ; v. 38 « Ses cheveux de soleil » ; mais aussi « Lore » v.23 l’abréviation du prénom qui renvoie à la couleur du métal. Ces expressions font référence à l’abondance de la chevelure, à sa blondeur, à sa longueur exceptionnelle. Elle apparaît fascinante mais elle est alliée dès le début à un maléfice : v.1 « sorcière blonde ».
Quant aux yeux ils exercent un pouvoir similaire. On note dans ces citations le champ lexical de la lumière en mouvement.
v.5 « aux yeux pleins de pierreries » (+ allitération en p)
v.9 « mes yeux sont des flammes »
v.23 « aux yeux tremblants »
v.26 « ses yeux brillaient comme des astres »
v.38 « ses yeux couleur du Rhin » [on note ici l’identification de la femme au fleuve]
Les yeux de Loreley fascinent mais c’est parce qu’ils sont dotés d’un pouvoir maléfique : v.7 « mes yeux sont maudits ».
2. La malédiction de Loreley
Celle-ci a pour effet de la doter d’un pouvoir illimité sur les hommes : v.2 « qui laissait mourir d’amour tout les hommes à la ronde ». Les hommes ont la conviction qu’une telle beauté n’est pas d’ordre humain : v.6 « De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie ». Même Loreley a conscience du poids de cette malédiction : v.10 « Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie »
Cet amour qu’inspire Loreley est donc voué au malheur et même la jeune femme en a été la victime puisque son amant l’a quittée de façon mystérieuse [vaincu ou effrayé de cette beauté ou imaginé par la jeune femme] : v.15, v.19, v.20.
C’est encore cette beauté maléfique qui cause son désespoir et la conduit à vouloir mourir : v.14, v.16, v.17. On remarque également que Lorelei est capable de pressentir son destin au v.18 « Si je me regardais il faudrait que j’en meure ».
Enfin cette beauté semble tellement extraordinaire que l’évêque lui-même se trouve sous le charme de la jeune femme. Il préfère se damner plutôt que de la tuer : v.12, v.13, v.14. L’évêque va jusqu’à tenir un discours amoureux (référence aux flammes) sous couvert de plaisanterie qui prouve à quel point la beauté ensorcelante de Loreley agit puisqu’elle corrompt un dignitaire de l’église : v.11 « je flambe dans ces flammes o belle Lorelei ».
3. Le mythe de Narcisse
Ce qui perd Loreley, c’est sa tentation ultime, son dernier vœu : v.27 à 29. (Elle sait pourtant qu’elle ne peut rien faire contre la puissance de son propre charme). Elle est aussi « séductrice » au sens étymologique c’est à dire qu’elle « s’écarte du chemin » et ainsi se perd.
Au v.34 « Et mon amant s’y tient il m’a vue il m’appelle » : elle est tellement éprise de son image qu’elle croit y reconnaître celui qu’elle aime. En fait ce qu’elle voit, c’est le visage que tout le monde ne peut qu’aimer, le sien et non celui d’un amant. On relève une allitération en [m] et [l] qui confère une grande douceur au vers.
V.36 37, cette erreur fatale la conduit comme Narcisse à se noyer pour avoir trop aimé son propre reflet. « Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil » l’allitération en [l] renvoie à l’élément liquide du fleuve.
L’élément qui diffère du mythe de Narcisse tient peut-être dans la folie du personnage qui est évoquée à plusieurs reprises dans le texte : v.22 « cette femme en démence » ; v.23 « Lore en folie » « aux yeux tremblants ». La folie du personnage tient dans la conscience de sa propre malédiction et dans l’acceptation de la seule issue à sa portée, la mort.
Conclusion
L’intérêt stylistique de ce texte réside dans sa facilité apparente qui cache une construction rigoureuse. Le charme du texte tient dans le jeu des sonorités, dans les répétitions, les reprises d’éléments lexicaux. Ce texte opère comme une incantation magique.
Apollinaire parvient ici à renouveler le mythe de Narcisse en l’associant à la légende allemande, en féminisant le personnage. Le texte est intéressant aussi parce qu’il brise l’image du personnage maléfique. Loreley est elle-même victime de son pouvoir.
La Loreley constitue un des textes les plus simples du recueil Alcools. Il se situe dans la période rhénane du poète et bien que cela semble plus lointain, on y retrouve quelques éléments de la vie du poète.
Ainsi, comme dans l’ensemble du recueil, le poème traite de l’amour malheureux, de l’impossibilité d’aimer.