Apollinaire, Alcools, Marie
Poème étudié
Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère-grand
C’est la maclotte qui sautille
Toute les cloches sonneront
Quand donc reviendrez-vous Marie
Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu’elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mal est délicieux
Les brebis s’en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d’argent
Des soldats passent et que n’ai-je
Un cœur à moi ce cœur changeant
Changeant et puis encor que sais-je
Sais-je où s’en iront tes cheveux
Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s’en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l’automne
Que jonchent aussi nos aveux
Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s’écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine
Apollinaire, Alcools
Introduction
« Marie », poème de Guillaume Apollinaire, fait partie du recueil « Alcools ». Ce recueil est une synthèse de la tradition puisqu’il traite de l’amour (tradition lyrique : Apollinaire y chante la femme aimée) et de la modernité avec entre autre l’absence de ponctuation. Il a d’abord été publié ponctué en octobre 1912 puis sans ponctuation deux mois plus tard en décembre 1912. « Marie » est le poème de l’amour perdu, de l’écoulement du temps et de la musique. Ce seront nos trois axes d’étude. C’est par ailleurs un poème d’un lyrisme tout à fait novateur.
I. L’amour
Marie s’inscrit dans la tradition lyrique puisque son thème dominant est l’amour. Les rimes de ce poème sont en majorité féminines pour créer une impression de douceur.
A. L’inspiratrice de ce poème
Il s’agit peut-être du peintre Marie Laurencien, qui a eu une aventure avec Apollinaire de 1907 à 1912. Puis des discordes se sont installées entre eux.
Il peut aussi s’agir de Marie Dubois qu’Apollinaire aima en 1899.
En fait peu importe ; Marie est un prénom courant et classique (penser à Ronsard qui jour dans un poème sur l’anagramme de Marie qui est aimer).
L’inspiration, ici, n’est peut-être pas à chercher dans la vie réelle.
B. Il y a peu de précisions sur la description physique de cette femme
Le vers 19 qui évoque ses mains est plus un symbole du passé et de la mélancolie qu’une description.
La seule description concerne ses cheveux qui sont crépus et qui sont sans doute une référence à Baudelaire (La Chevelure).
C. Elle n’est pas seulement l’inspiratrice mais aussi la destinataire
On note trois fois « vous » dans le premier quintil pour marquer le respect mais aussi l’éloignement dans l’espace.
Le premier quintil est encadré par « vous » et « Marie » et il s’achève sur l’absence de la femme aimée, suggérée par une interrogation angoissée.
Dans le deuxième quintil on trouve le seul alexandrin parmi les octosyllables, qui contient une déclaration d’amour nuancée ; le terme « à peine » ayant deux significations.
Dans le quatrième quintil « tes » est utilisé trois fois pour rapprocher Marie de lui mais c’est en vain car…
… Le cinquième quintil évoque la solitude.
D. L’amour sous le signe du malheur
En 1915, Apollinaire écrira à sa fiancée Madeleine Pagès que ce poème est « le plus déchirant de tous, je crois ».
Tout au long de ce poème on peut relever l’impatience d’Apollinaire visible avec le « donc » du vers 5, ses interrogations tourmentées, la peur de l’engagement (alexandrin) avec le jeu poétique : « [ai]mer mais » qui lie les deux idées.
On note aussi sa souffrance au vers 10 qui en associant « mal » et « délicieux » rappelle les romantiques (comme Musset). La diérèse de « délicieux » insiste sur le plaisir trouvé dans la douleur.
Son incertitude et son inquiétude se devinent dans les questions sur le souvenir du corps de Marie (quatrième quintil).
Dans la dernière strophe son chagrin d’amour devient une peine infinie et un mal de vivre.
L’idée exprimée ici est plus complexe, elle concerne la pérennité des sentiments, la peine en particulier qui passe et qui demeure entière : c’est très paradoxal.
Cela se termine par une interrogation qui rappelle le vers 5 en l’élargissant douloureusement : la vie lourde à porter, une extrême lassitude traduite dans des termes très simples ; les perspectives lointaines lui font peur.
II. Le temps
1. Pas de chronologie linéaire dans ce poème
Il y a un certain brouillage dans ce poème, pas de points de repères (voir les temps de la première et de la dernière strophe). Au milieu c’est le présent qui domine. Le lecteur ne peut pas s’y retrouver.
Cette évocation appartient au poète et à lui seul. Peut-être en se promenant au bord de la Seine (vers 21) Apollinaire se rappelle quelque chose. Peu importe, ce qui compte, c’est le vertige provoqué par l’imprécision.
2. L’écoulement du temps
Le troisième quintil justifie l’inquiétude déjà évoquée au début du poème : tout passe et tout change.
On retrouve la disparition et la mort dans les vers 11 et 22 (les « flocons » évoquent la fonte), dans le vers 13 et dans le quatrième quintil.
Le vers 24, avec l’intarissable écoulement du fleuve, est à rapprocher du Pont Mirabeau.
L’automne évoqué dans ce poème est associé à la mort de la nature et des amours (vers 20).
Le « cœur changeant » du vers 14, quant à lui, est-il celui de Marie l’inconstante ou celui du poète qui se désirerait inconstant ?
3. La fluidité du temps
Elle ne laisse dans les souvenirs que les bribes du passé : la « maclotte » au vers 3 qui est une danse wallonne et non les danseurs ; les « masques » (vers 6) et non les participants à la fête ; « les flocons de laine » (vers 12) et pas les brebis, ou encore les cheveux et les mains et non la femme aimée.
Ce sont seulement des métonymies, les souvenirs se miniaturisent comme la faible partie d’une totalité qui échappe à la mémoire.
Le temps subsiste seulement par fragments.
III. La musique
C’est le thème principal des strophes 1 et 2 : vers 3, 4, 6, 7. C’est un bal étrange décrit ici qui fait penser aux fêtes galantes peintes par Watteau et mises en vers par Verlaine.
Le rythme des premiers vers imite le rythme de la maclotte. On retrouve aussi les sons vifs de cette maclotte et des cloches (clo-clo), des allitérations en dentales [d] et [t] et des assonances en [o]. Puis on a le mutisme des êtres humains et l’éloignement de la musique (vers 7 et 8), les sonorités sont assourdies et on note l’assonance des voyelles nasales.
Le poème prend ensuite l’allure d’une chanson populaire avec des répétitions dans des vers courts comme « sais-je… » qui font penser à des refrains. Le 2ème vers qui reprend le premier sous la forme d’une question, le terme « mère-grand » qui est une tournure populaire, le vocabulaire simple, la parataxe, sont autant d’autres figures qui font également penser à une chanson populaire.
La musique des sons, surtout dans la troisième strophe, avec des reprises phoniques comme les rimes en « je », les répétitions de « coeur », de « changeant » ou de « sais-je », crée un système d’écho. Cet écho est renforcé par le rythme ternaire du vers 11, du vers 12 et 14, et du vers 15, et également par le fait que les rimes soient riches (neige – n’ai-je).
Tout cela donne l’impression d’une valse mélancolique et langoureuse.
Conclusion
Il s’agit là d’un poème de fin d’amour, un poème « déchirant » (Apollinaire) qui allie la douleur d’avoir perdu la femme aimée à la tristesse diffuse et fondamentale devant la fuite du temps, qui interdit toute durée, sauf celle de la peine.
Le lyrisme est mis en valeur par la musique ; le désespoir devient beauté.
Mais c’est aussi un poème moderne avec un renouvellement du lyrisme car la construction est originale et savante.
Apollinaire aimait beaucoup Picasso qui multiplie les angles de vision sur les objets et les êtres, et fait éclater les volumes. C’est la même chose ici : il n’y a pas de succession temporelle mais une variété de points de vue qui renforcent l’impression de vertige et l’expression du désespoir. L’homme est perdu par rapport à l’amour mais aussi par rapport au temps.