Charles Baudelaire

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, L’Invitation au Voyage

Poème étudié

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, L’Invitation au Voyage

Introduction

« L’Invitation au Voyage« , poème extrait de la section spleen et idéal s’inscrit dans la partie consacrée à l’idéal, plus précisément au cycle de la femme, celui de Marie Dubrun, jeune actrice que connut Baudelaire en 1856, évoquée à travers ses yeux verts.

Annonce du plan :

I. Poème composé comme un triptyque
II. Importance de la femme aimée
III. Invitation à un voyage particulier

I. Poème composé comme un triptyque

A. Construction en triptyque (tableau composé de trois panneaux)

Trois strophes, elles-mêmes composées de deux sizains à rimes régulières (AABCCB), séparées l’une de l’autre par le refrain.
Chacune des strophes marque une étape dans la progression du poème :
• Première strophe : Formule l’invitation au voyage en posant l’analogie femme/paysage extérieur.
• Seconde strophe : Évoque un décor intérieur hollandais où les sens permettent d’accéder à l’âme du poète.
• Troisième strophe : Paysage extérieur : la ville au soleil couchant.

B. Approche picturale

Plusieurs indices confirment cette approche picturale :

• « ciels » au pluriel est un terme de peinture désignant la partie du tableau représentant le ciel.
• Allusion au « miroirs profonds », suggérant le jeu de miroir caractéristique de la peinture hollandaise.
• Champs lexicaux de la couleur et de la lumière : « brillant », « luisant », « soleils couchants », « hyacinthe et d’or », « chaude lumière ».

C. Paysage inspiré de la peinture hollandaise

La première et la seconde strophe ressemblent aux toiles de Ruysdael, peintre hollandais du XVIIème siècle, connu pour ses ciels immenses, ses atmosphères brumeuses laissant filtrer la lumière ou la splendeur des soleils couchants.
La seconde strophe rappelle les scènes intérieures de Vermeer, peintre hollandais de la même époque.

Transition : Ce poème prend donc la forme d’un tableau, où les influences hollandaises dominent.

II. Importance de la femme aimée

A. Adressé à la femme aimée

La femme aimée encadre le poème : elle est présente au début et à la fin. Cela a un rôle unificateur.
Elle est décrite comme une sœur d’élection : « ma sœur », comme un être protégé par le poète : « mon enfant ».
Elle est caractérisée par ses yeux.
La femme aimée apparaît mystérieuse (« charmes si mystérieux »), dangereusement fascinante (« traite yeux »), insaisissable, exigeante (« pour assouvir »).

La femme aimée est présentée de manière idéalisée.

B. La femme aimée engendre le voyage

La femme aimée permet le voyage, le pays devient une métaphore de la femme aimée visible par la correspondance entre son regard et le paysage qui se poursuit tout au long du texte : « vois » (vers 29), « songe » (vers 1).
? Le voyage est alors une vision imaginaire.
L’évocation du paysage est suscitée par la présence de la femme : celle-ci par sa douceur et son mystère provoque la rêverie du poète, dans un désir d’ailleurs, « là-bas », pour vivre leur amour (« vivre ensemble », « aimer à loisir », « aimer à mourir », vers 3 à 5).

C. Fusion entre le paysage et la femme

L’invitation au voyage repose sur une correspondance étroite entre la femme et le paysage : « au pays qui te ressemble » (vers 6).
Il y a presque confusion entre le paysage et la femme aimée qui sont caractérisés tous les deux par la lumière et l’eau : « le soleil brouillé mouillé » / « traite yeux brillants à travers leurs larmes ».
• Troisième strophe : La femme règne sur le paysage : « c’est pour assouvir tes moindres désirs qu’ils viennent au bout du monde ».

Transition : L’analogie entre le regard de la femme aimée et le paysage permet au poète de s’ouvrir aux correspondances.

III. Invitation à un voyage particulier

A. Un voyage immobile

Voyage immobile car c’est un rêve :
• L’impératif « songe », ouvre à la rêverie, et témoigne de la prééminence de l’imaginaire.
• Conditionnel : mode de l’irréel (« décoreraient », « parlerait »).
• Rêverie par les sonoriés (paronomase « mouillé brouillé »).
• Impression de bercement avec le refrain ; et structure rythmique du poème : jeu de rimes (alternance de deux pentasyllabes et d’un heptasyllabe) et de sonorités (paronomase : sœur/douceur, loisir/mourir, « mouillé/brouillés ») ce qui renforce la mélodie du poème, et crée des échos.

Remarque : La troisième strophe montre le pouvoir de l’imaginaire puisque l’on passe de « songe » à « vois », du conditionnel au présent de l’indicatif (« viennent », « revête »).

Le rêve s’inscrit dans la réalité d’un pays : « ciels brouillés » nous indique que c’est un pays du Nord, l’allusion aux « canaux » fait penser à une ville maritime. Il s’agit de la Hollande.

B. Voyage à travers les correspondances

• Richesse des sensations (pluriels : « les odeurs », aux « vagues senteurs d’ambre », « riches plafonds », « miroirs profonds »).
? Les sensations sont de plus raffinées : « les plus rares fleurs ».
• Sensations olfactives et visuelles dominent le poème.
Correspondance verticale : « l’âme ».
? Le sens permet d’accéder sur une intériorisation de l’âme. On retrouve la théorie des correspondances.
• Trouve son achèvement dans la langue natale : la fonction du poète est de déchiffrer ces langues perdues par les hommes (Baudelaire annonce déjà ici les recherches symbolistes).

C. Voyage vers le paradis baudelairien

1. Paradis originel

Par allusion à la « langue natale » (vers 26), il fait référence à l’Eden biblique. Celui-ci ne peut donc être que un paradis perdu (« jadis »).
Le poème se présente donc comme une évasion hors du temps. Les infinitifs « aimer à loisir », « vivre et mourir » empêchent toute actualisation dans une période précise (passé, présent, futur).

2. Tentation exotique

Évasion également dans l’espace : « ailleurs » évoqué dès le vers 3. L’imprécision de l’adverbe de lieu « là-bas » ne représente le lieu idéal que parce qu’il s’oppose à « ici », donc à la réalité présente.
Le poème prend une coloration exotique : « senteur d’ambre », les « miroirs profonds » sont chargés de « splendeur orientale ». La référence à l’Orient est le symbole de l’ailleurs.

3. Définition à travers le refrain

• Les substantifs du refrain (luxe, calme, ordre, volupté) définissent le paradis baudelairien en excluant toute autre caractéristique.
? Le pronom indéfini de la totalité « tout » et le tour restrictif « n’… que » mettent en évidence le caractère synthétique de cette définition.
• Les notions de « luxe » et de « volupté » indiquent que le bonheur repose sur une vie sensuelle et raffinée.
Mais existence maîtrisée : « calme », « ordre ».
Les mots « beauté » et « volupté » qui se font échos à la rime sont tous les deux associés à des notions de maîtrise et d’harmonie : « ordre et beauté ».
• L’idéal existentiel et l’image du beau sont dominés par une exigence de rigueur et de discipline. Cette idée est rendue sensible par le rythme du vers 13 (1/6) qui possède la régularité d’un hémistiche d’alexandrin.

Le paradis baudelairien réunit paradis originel et paradis exotique. Il est défini par des termes qui reflètent son idéal éthique et esthétique ou se mêlent vie sensuelle, raffiné et maîtrise.

Conclusion

Ce poème réalise un rêve de Baudelaire grâce aux correspondances femme/paysage : réunir une femme et un paradis idéal. Mais ce voyage est imaginaire, c’est pourquoi il répond à tous les désirs d’absolu.

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