Baudelaire, Les Fleurs du Mal, L’Invitation au Voyage, Sections STT, STI, STG
Texte étudié
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Introduction
Nous allons étudier le poème de Charles Baudelaire intitulé « L’Invitation au Voyage » tiré de « Spleen et idéal » du recueil « Les Fleurs du Mal ». Le poète est héritier du romantisme et fidèle à la poésie traditionnelle du XIXème siècle. Il exprime à la fois le tragique de la destinée humaine et une vision de l’univers. Il est l’auteur de plusieurs œuvres telles que « Les Fleurs du Mal » qui lui valurent une condamnation pour immoralité et les « Paradis artificiels ». Les poèmes précédents du recueil « Les Fleurs du Mal » sont tous des hymnes à l’une des trois femmes de sa vie, Jeanne Duval, Marie Daubrun et Mme de Sabatier. Il fait ici référence à Marie Daubrun dans le poème « L’Invitation au Voyage » qui appartient à la section du « Spleen et idéal ». Il nous écrit une vision idéale de l’amour inspirée par la femme. Dans le but de répondre aux problématiques suivantes, comment le thème du regard est associé à l’expression d’un sentiment amoureux, comment le pouvoir de la femme s’exprime sur le poète, nous verrons dans un premier temps, la correspondance de la vue et de l’odorat, puis en second lieu, le pouvoir de la femme et l’évasion vers l’idéal qu’elle suscite.
I. Correspondance de la vue et de l’odorat
Nous constatons la présence d’une correspondance à dominante urbaine, il s’agit du miroir où se reflète la beauté qui invite au voyage. Elle se situe dans le deuxième sizain des vers 7 à 12. « Dans les ciels brouillés », comme les yeux de Marie Daubrun, nous retrouvons les éléments authentiques comme le feu, l’eau, dans l’oxymore, « les soleils mouillés ». « Les yeux brillants » des vers 11 et 12 connotent l’éclat, le feu à travers les larmes suggérées par « les soleils mouillés » d’une contrée mystérieuse. On retrouve cette même correspondance du feu et de l’eau dans la dernière strophe, « soleil couchant », « canaux. Nous avons également une correspondance entre le regard et le paysage qui exerce la même fascination sur le poète. Cela est renforcé par l’adverbe d’intensité « si mystérieux », thème du regard associé au sentiment d’amour. La femme est l’inspiratrice du voyage « idéal », « virtuel. On retrouve le thème du bonheur en harmonie avec la profusion des sensations des vers 18 et 19, 21 et 22. Le raffinement des sens s’exprime par l’association entre les reflets et les parfums. Le champ lexical de la vue domine, « les yeux brillants » au vers 12, « les meubles luisants », au vers 15, « poli par les ans », au vers 16 et « les miroirs profonds », au vers 22.
La correspondance entre la vue et l’odorat amène le poète à suggérer la puissance de la femme au sens d’une évasion vers l’idéal.
II. Le pouvoir de la femme : l’évasion vers l’idéal
La femme joue un rôle unificateur car le voyage part d’elle, le pays évoqué est un pays idéal. Il est créé par l’imagination ainsi que le connotent les vers 2, « songe » et 37 avec « canaux » qui nous ramènent au pays du Nord, comme Amsterdam. Le poète qui menait une vie de bohème était un dandy, il est parti dans les îles, cela justifie très certainement l’ambiance exotique du poème. On le retrouve dans le titre. Il parle d’un pays qu’il connaît. Le souvenir est embelli, idéalisé, tout est beau, les plaisirs des sens sont sollicités. La femme est l’inspiratrice de ce lieu idéal. C’est aussi pour le poète, un enfant à protéger, « mon enfant », et l’âme sœur, son double « ma sœur ». L’adjectif possessif connote l’affectif, au sens de la tendresse et de la douceur. Il la tutoie, « songe ». L’invitation à la rêverie amoureuse se passe dans un moment de grande intimité, la femme reste cependant mystérieuse et attirante, « les charmes », strophe 1, les sens se mélangent et il y a communication des âmes, strophe 2. Dans la strophe 3, la femme aimée est considérée comme le centre du monde, une princesse. La femme est la promesse d’une relation harmonieuse à l’image de l’intérieur évoqué dans la deuxième strophe. Elle est également menaçante, sa duplicité est soulignée par « tes traîtres yeux » au vers 11, la femme est donc dangereuse. Par l’allusion au vers 26 « langue natale », Baudelaire évoque les origines, le paradis édénique et réaffirme sa conception du paradis, celle d’un paradis antérieur au péché originel : un ailleurs, vers 2 »songe », vers 3 « là-bas ». Le refrain définit l’idéal, « là » qui traduit le lieu général qui n’est pas nommé. Nous avons le conditionnel dans la deuxième strophe. Nous pouvons parler d’originalité car derrière une forme régulière et classique de poésie, l’auteur innove à deux niveaux, l’alternance vers courts et longs et le refrain qui comme une chanson marque l’incantation et donne un aspect mélodique. L’univers utopique transparaît dans la troisième strophe « du bout du monde ». La structure restrictive « ne que » et le pronom indéfini « tout » mettent en évidence la volonté du poète à donner une définition de l’idéal : le bonheur repose sur une vie. Il y a exaltation des sentiments amoureux La première strophe comprend des points d’exclamations et la troisième, le tiret, l’apaisement. La beauté et la volupté sont associées à des effets d’harmonie, le calme renvoie à la volupté, l’ordre à la beauté.
Conclusion
Bien que « L’invitation au voyage » soit extrait de la section « Spleen et Idéal », nous pouvons ressentir une impression de plénitude qui s’oppose radicalement au Spleen au sens de mal de vivre. Le poète est libéré de la contrainte du temps et de l’espace élargi à l’infini grâce au pouvoir de l’expansion des parfums et des « miroirs profonds ».
En ouverture à cette poésie, nous pouvons évoquer « la courbe de tes yeux » d’Eluard, poème dans lequel le pouvoir de la femme est fascinant et joue tout comme chez Baudelaire, un rôle essentiel. C’est un hymne à la femme qui transcrit la vision idéale de l’amour à travers le regard.