Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Le Cygne (I)
Poème étudié
Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L’immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas! que le cœur d’un mortel) ;
Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
Là s’étalait jadis une ménagerie ;
Là je vis, un matin, à l’heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s’éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux,
Un cygne qui s’était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le cœur plein de son beau lac natal :
« Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ? »
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s’il adressait des reproches à Dieu !
Baudelaire, Les Fleurs du Mal
Introduction
On sait à quel point « la fréquentation des villes énormes » constitue une des sources favorites de Baudelaire. Il se fait le peintre de la modernité urbaine.
Le spectacle du Paris des années 1860 est l’occasion pour le poète de se laisser aller au souvenir du vieux Paris. Ce poème s’inscrit donc sous le signe de l’évocation mélancolique du passé.
Dans un premier temps, nous montrerons comment le souvenir se définit comme le ressort de la création poétique. Dans un second temps, nous montrerons comment l’ensemble du poème s’inscrit sous le signe de la souffrance.
I. Le souvenir, ressort de la création poétique
Dans le célèbre poème intitulé Spleen, Baudelaire écrit : « J’ai plus de souvenir que si j’avais 1000 ans ». De fait ce poème est tout entier placé sous le signe du passé, et donc de la mémoire.
1. La ville catalyseur de la mémoire
La ville, et ici précisément la place du Carrousel, agit comme un signal qui va déclencher chez le poète le mécanisme de la mémoire.
La ville va donc par le mécanisme d’association d’idée stimuler la mémoire du poète, et faire ressurgir des souvenirs enfouis.
Le mécanisme est le suivant :
– Baudelaire traverse la place du Carrousel.
– Cette circonstance, par association d’idées, fait rejaillir en sa mémoire une scène s’étant déroulée sur ce même lieu, mais par le passé, dans le Paris d’autrefois : il se rappelle d’un cygne évadé de sa cage sur l’ancienne place du Carrousel.
– Ce souvenir va, à son tour, faire rejaillir un autre souvenir : celui d’Andromaque.
Nous partons du présent de l’actualité : de la modernité architecturale qui est celle du Paris Haussmannien. Puis on voyage dans le passé proche avec l’ancien Paris, et enfin on se retrouve aux confins de l’Antiquité avec le personnage d’Andromaque.
2. Tonalité lyrique
L’ampleur d’un vers long (alexandrin), associée à la régularité des rimes ABAB fait naître une sorte de rythme incantatoire qui va stimuler la mémoire.
3. Trois personnages en quête de passé
Les trois personnages de ce récit sont le poète, le cygne et Andromaque.
Leur assemblage peut paraître déconcertant. Mais, si nous analysons leur attitude, nous nous rendons vite compte qu’ils possèdent tous un point commun : tous les trois regrettent le passé.
Le poète est animé du regret du vieux Paris.
Scène inspirée par le récit d’Enée dans l’Enéide de Virgile, où Andromaque est surprise au bord d’un faux Simoïs pleurant sur un tombeau vide la mort de son mari Hector. Le simoïs menteur s’oppose au simoïs troyen, et cette opposition dit la mélancolie d’Andromaque.
Le cygne lui regrette son beau lac natal.
C’est donc l’analogie qui unit le destin des trois personnages. Le Paris d’aujourd’hui est au vieux Paris, ce que le simoïs menteur est au simoïs troyen.
II. Sous le signe de la souffrance
1. L’exil
Les trois personnages de ce récit sont des exilés : le poète exilé du vieux Paris, Andromaque de Trois et le cygne de son lac.
Bien évidemment derrière le cygne, on devine le personnage de Victor Hugo exilé hors de France à la suite du coup d’état de Napoléon III entre 1851 et 1870.
2. Le cygne, mythe fatal
Par le biais de la personnification du cygne, Baudelaire rend sa souffrance plus poignante. LE voilà qualifié de « mythe étrange et fatal ». Il est mythe, il est parole qui dit la souffrance.
Le cygne est une allégorie de la mélancolie, une allégorie du poète.
Conclusion
Ce poème est donc une rêverie sur les exilés du bonheur qu’incarne ici la figure du malheureux cygne.
La simple anecdote parisienne du cygne, se transforme en un mythe « étrange et fatal » qui reflète l’innombrable fatalité de la nostalgie à laquelle l’humanité est soumise.
Tel est le travail du poète alchimiste chargé de transformer de la boue en or.
Le cygne est donc devenu une fleur du mal grâce à l’alchimie du poète.