Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Les Petites Vieilles
Poème étudié
Les Petites Vieilles
A Victor Hugo
Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,
A travers le chaos des vivantes cités,
Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes,
Dont autrefois les noms par tous étaient cités.
Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,
Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil
Vous insulte en passant d’un amour dérisoire ;
Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.
Honteuses d’exister, ombres ratatinées,
Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ;
Et nul ne vous salue, étranges destinées !
Débris d’humanité pour l’éternité mûrs !
Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,
L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,
Tout comme si j’étais votre père, ô merveille !
Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins :
Je vois s’épanouir vos passions novices ;
Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;
Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices !
Mon âme resplendit de toutes vos vertus !
Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !
Je vous fais chaque soir un solennel adieu !
Où serez-vous demain, Eves octogénaires,
Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ?
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, IV,1857
Introduction
La vieillesse, avec ses drames, sa solitude, est un sujet rarement abordé par la poésie traditionnelle. Celle-ci se tourne plutôt vers la beauté « classique », l’épanouissement de la maturité physique ; elle préfère les hommes et les femmes en bonne santé, sur le malheur desquels, le lecteur, peut-être, s’apitoiera davantage.
Ce n’est pas une des moindre originalités de Baudelaire de s’intéresser aux exclus, aux marginaux, aux oubliés de la vie : pauvres et miséreux en tout genre, comme le « Désespoir de la Vieille » publié dans le Spleen de Paris ou ces « Petites Vieilles ».
Publié en 1859 dans la Revue contemporaine avec « Les Sept Vieillards » sous le titre de Fantômes parisiens, et tous deux dédiés à Victor Hugo, le poème « Les Petites Vieilles » sera intégré deux ans plus tard dans la seconde édition des Fleurs du Mal et prendra place dans la nouvelle section qui apparaît alors, Tableaux parisiens.
C’est un poème parisien, un poème de la ville. C’est sans doute à l’occasion de sa flânerie à travers la Paris que Baudelaire croise ces « Petites Vieilles ». L’urbanisme fait apparaître des villes énormes et nouvelles dans la seconde moitié du XIX ème siècle comme ce nouveau Paris que le baron Haussmann fait sortir de terre, après avoir préalablement détruit le vieux Paris.
Mais ce vieux Paris n’a pas encore complètement disparu. Il en reste des ruines. « Les Petites Vieilles » sont les témoins de cet ancien urbanisme de Paris et lui survivent. Le poète montre à la fois sa cruauté et sa fascination à l’égard de ces pauvres êtres. Ces parias prennent à ses yeux une dimension mythique et suscitent chez le poète nombre de sentiments qui n’excluent pas la perversion.
I. La vie urbaine
1. Une vision antithétique
Ce qui frappe d’abord c’est le contraste entre le silence des laissés-pour-compte de la société et le tumulte de la vie urbaine.
Le second vers rappelle le début de « à une passante » : « la rue assourdissante autour de moi hurlait ».
Même cacophonie, même indistinction : « la rue », ou ici « le chaos ».
Le lieu n’est pas précisé.
Sa valeur est allégorique comme le souligne le pluriel : « les vivantes cités ».
2. L’hyperurbanisation et ses conséquences
C’est l’image même de toute société industrielle, hyper-urbanisée.
La lourdeur des vers, régulièrement rythmés, traduit le dégoût pour un tel type société :
« à travers / le chaos // des vivant/ tes cités ».
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Le monde moderne est prisonnier du présent. Il est soumis aux impératifs du progrès, du matérialisme.
Ce monde-là ignore les valeurs spirituelles, il dédaigne l’art.
L’époque qui condamne les Fleurs du Mal est aussi celle qui verra triompher les Homais dont se moque Flaubert dans Madame Bovary.
La société, dans ces conditions, perd la mémoire de sa grandeur et de son passé : nul ne reconnaît sous le masque du vieillissement, la véritable beauté du monde.
L’homme est prisonnier des apparences.
Seul le poète est capable de voir au-delà, deviner le monde idéal.
II. Des femmes symboliques
1. Des femmes au visage double
Que symbolisent ces vieilles ?
Elles symbolisent le mal autant que le bien, comme le montrent les antithèses : « courtisanes » / « saintes » et jours « sombres / lumineux ».
Elles représentent le déferlement des passions, l’inquiétude ardente de la vie, bref tout ce qu’ignorent les bourgeois le juste milieu.
Les rimes croisées permettent de rapprocher, dans l’avant-dernier quatrain, les contraires qui finissent par se confondre dans une unité profonde : « tous vos vices » / « toutes vos vertus ».
Cela rappelle les derniers vers du recueil : « enfer ou ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver un monde nouveau ! ».
2. Des femmes, phares de leur époque
Le poète se sent proche et solidaire de ces réprouvés, de ces rejetés de la société. Il identifie sa propre vie à leur sombre destinée.
Images vivantes de la décrépitude vivante comme le révèle le vocabulaire de la troisième strophe, les vieilles sont aussi, pour qui sait les voir, le témoignage glorieux d’un passé merveilleux, plein de vie et de force.
Elles sont maintenant ignorées, elles furent cependant, pour des raisons diverses (« courtisanes » ou « Saintes »), les « phares » de leur époque.
Ce sont ces aspects des vieilles que le poète seul est capable de percevoir. Le terme de « passions novices »montre qu’il sait retrouver leur jeunesse.
III. Le regard du poète
1. Un regard attendri
Réprouvé et maudit, le poète est aussi. Il est incompris par des êtres qui le méprisent. Le poète est en quelque sorte un exilé dans un monde qui n’est pas fait pour lui. Il est chétif, maigre comme ces petites vieilles.
Dans la seconde strophe, la symétrie des insultes, soulignée par le chiasme : « un ivrogne » et « un enfant » rappelle le déchaînement des « hommes d’équipage » contre « l’albatros ».
La misère rapproche tous ces êtres faits pour vivre ailleurs, peut-être hors du monde ?
La société contemporaine ne saurait les satisfaire. Ils sont tous issus de la même race, dont il ne subsiste que des « ruines ». Est-ce une allusion au déclin de l’aristocratie remplacée par la bourgeoisie ?
2. Le poète voyant
La fonction du poète est évidemment au centre de ces interrogations.
Baudelaire, non sans orgueil, se place au début du quatrième quatrain. il occupe une place privilégiée, une situation de spectateur omniscient, qui est reprise par de nombreuses anaphores : « moi qui », « je vois », « je vis ».
Contrairement aux autres, qui sont veules, indifférents, pressés, le poète est sensible, dans son « cœur » et dans son « âme ».
Il est capable de se projeter dans l’existence d’autrui et de se « multiplier » à l’infini. En s’adressant directement aux petites vieilles au seuil de la mort : « où serez-vous demain ? », le poète ne se substitue-t-il pas à Dieu ?
Cette révolte de la créature contre le drame de la condition humaine est une des manifestations de l’angoisse romantique, prompte à prendre le parti des victimes et à anoblir le malheur comme le rappelle l’allusion à la dédicace au chantre de tous les réprouvés, Victor Hugo.
C’est aussi avec une pointe de perversion non dissimulée que Baudelaire se penche sur le sort de ces parias féminins. les thèmes de l’inceste (« si j’étais votre père »), de la vieillesse et de la mort, du voyeurisme et de la prostitution (« courtisanes », « plaisirs clandestins »), de la mise en accusation de Dieu, bref tous les clichés du roman noir sont aussi présents et le symbolisme puissant de ce texte n’exclut pas la reprise des images les plus classiques du romantisme.
Conclusion
Comme souvent, Baudelaire s’intéresse aux exclus, aux marginaux, aux oubliés de la vie : pauvres et miséreux en tout genre, comme le « Désespoir de la Vieille » publié dans le Spleen de Paris ou ces « Petites Vieilles ». Ainsi Baudelaire s’élève ici contre l’injustice de la société qui marginalise certains êtres comme « Les Petites Vieilles ».
Il stigmatise la rapidité avec laquelle une civilisation matérialiste oublie les valeurs spirituelles qui ont fait la gloire de son passé. Par le biais de l’écriture il fait aussi accéder à une existence mythique les êtres que l’humilité condamnerait à l’oubli. Les vieilles femmes sont certes en marge du temps, de la société et de l’espace. Mais elles sont vues par le poète « voyant » tout aussi marginal qu’elles – et qui les comprend.
Ce poème lui permet également de rehausser l’image du poète solitaire mais tout-puissant, travaillant dans l’ombre à métamorphoser une humanité qui méprise et dont il restera peut-être, lorsque celles-ci ont a disparu, le « phare » éternel.
Homme hanté par l’ennui et la fatalité de la mort, le poète est ainsi un véritable alchimiste qui se propose d’ « extraire la beauté du Mal ». C’est pourquoi, le poète se montre protecteur et paternel : il jette un regard attendri sur ces « Petites Vieilles ».