Baudelaire, Les Fleurs du Mal, La Mort des Amants, Commentaire 1
Poème étudié
Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d’étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.
Usant à l’envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux;
Et plus tard un Ange, entr’ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, CXXI – La Mort des amants
Introduction
Ce sonnet ouvre la cinquième saison des Fleurs du Mal. Le poète a épuisé le champ des consolations illusoires, et la mort figure alors à ses yeux comme la seule issue possible après tant de désespoir, l’unique accès à l’infini, et le symbole parfait de l’amour éternel. Ce poème présente une vision idéale de la mort, ou plutôt une vision de l’amour idéalisée par la mort. On examinera donc d’abord cette union indissociable de l’amour et de la mort, puis nous verrons que cette fusion est rendue possible par une spiritualisation de la relation amoureuse. Enfin, nous mettrons en avant que la mort est la condition indispensable à une évocation poétique de l’amour, car elle supprime tout ce qui peut le menacer : le temps, l’espace, la réalité elle-même.
I. Une conception idéalisée de l’amour
A. Le couple jumeau et fusionnel
– « nos deux cœurs », « nos deux esprits », « ces miroirs jumeaux », « nous échangerons ». Les amants, dans leur similitude, se ressemblent, se reflètent l’un dans l’autre (miroir), refusent toute distinction. Ils sont semblables, donc leur gémellité leur permet de fusionner.
– Le couple amoureux est en accord total, et fusionne. Il parle d’une seule voix : « nous aurons », « écloses pour nous », « nous échangerons un éclair unique», « un long sanglot ». L’éclair et le sanglot sont au singulier. Le couple ne fait plus qu’un, apogée de l’amour romantique, chacun a trouvé son âme soeur (son alter ego), négation de l’altérité, chacun retrouve l’unité originelle, la fusion d’avec la mère, à laquelle il aspire.
B. Le couple éternel
– L’apogée de l’amour : atteindre l’éternité. Vision romantique (Roméo et Juliette) du couple d’amants que rien ne peut séparer, pas même la mort. Le narrateur, qui parle pour deux, pour le couple, se projette dans l’avenir comme dans un rêve, décrivant avec extase et envie leur mort commune. La mort est donc une alliée, et non pas une ennemie du couple amoureux. Elle leur offre paix, continuité, éternité. Amour et mort sont donc étroitement liés.
II. Le glissement du plan sensuel au plan spirituel
A. L’agonie des sens
– Le champ lexical des sensations : l’odorat est stimulé « lits pleins d’odeurs légères », « fleurs », le toucher « divans profonds », la vue « cieux plus beaux », « qui réfléchiront leurs doubles lumières », « miroirs », « rose et bleu », le corps tout entier ressent de la chaleur « flambeaux », « chaleurs dernières », l’ouïe « un long sanglot ». Seul le goût est absent. L’évocation des sensations atteint un point charnière au vers 9 : le couple fusionne dans la mort qui surgit « un soir », et son agonie est décrite dans les vers 10 et 11.
B. Le triomphe de l’esprit immortel
– L’évocation constante des sentiments, des émotions, qui perdurent même après la mort. Les sensations font peu à peu place au spirituel : « cœurs » vers 6, « esprits » vers 8. Vision romantique de l’amour immortel, qui survit à la mort des corps. L’enveloppe charnelle peut disparaître, l’esprit des deux amants est indestructible et indissociablement lié. C’est cette union des âmes qui rend l’amour résistant à la mort.
– Dans l’au-delà, l’amour est ranimé par un ange « plus tard un ange, entrouvrant les portes, viendra ranimer, fidèle et joyeux, les miroirs ternis et les flammes mortes ». L’ange est « fidèle » car ce renouveau des sentiments est une certitude pour Baudelaire, il ne fait aucun doute.
III. Le triomphe du rêve sur la réalité
A. L’exaltation du rêve
– L’auteur, romantique, lyrique (évoque avec emphase les sensations et les sentiments, en fait la matière première de son poème), est emporté par son désir, par son rêve. Il parle au futur (et non pas au conditionnel, c’est sa vision mais pour lui c’est la réalité), se projette dans sa vision exaltée de la mort. Il n’a pas peur, est pétri de certitudes, ne doute pas. Il décrit avec précision leur mort, et le passage dans l’au-delà. Rien n’est effrayant ni repoussant, la mort serait même indolore et confortable (« divans profonds », qui atténue le sens morbide de « tombeaux », les « fleurs » sont « écloses pour nous sous des cieux plus beaux »). L’instant où les corps meurent est l’occasion d’un cri d’amour, d’une fusion totale, d’une ode à l’amour. L’auteur évoque tout le processus, toutes les étapes, avec sérénité et même envie.
B. L’amour servi par la mort
– La mort complice ranime les amants, leur amour renaît, et peut s’épanouir pour l’éternité. La mort sublime le sentiment amoureux en le soustrayant à la réalité, aux contingences de la vie sur terre, aux obstacles qui peuvent séparer les amoureux, et même au temps qui peut miner l’amour.
Conclusion
Baudelaire ici rapproche l’amour de la mort, en donne deux images sublimées, et les unit. Le mythe romantique de la fusion des corps et des cœurs trouve ici son expression dans la mort, simple passage indolore qui débouche ensuite sur un paradis intemporel où l’amour est immortel et peut s’épanouir sans obstacles.