Baudelaire, Petits poèmes en prose, Perte d’Auréole
Poème étudié
« Eh ! quoi! vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de quintessences ! vous, le mangeur d’ambrosie ! En vérité, il y a là de quoi me surprendre.
– Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n’ai pas eu le courage de la ramasser. J’ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, à quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, et me livrer à la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout semblable à vous, comme vous voyez !
– Vous devriez au moins faire afficher cette auréole, ou la faire réclamer par le commissaire.
– Ma foi ! non. Je me trouve bien ici. Vous seul, vous m’avez reconnu. D’ailleurs la dignité m’ennuie. Ensuite je pense avec joie que quelque mauvais poète la ramassera et s’en coiffera impudemment. Faire un heureux, quelle jouissance ! et surtout un heureux qui me fera rire ! Pensez à X, ou à Z ! Hein ! comme ce sera drôle ! »
Baudelaire, Petits poèmes en prose, Perte d’Auréole
Introduction
Ce poème en prose appartient à une veine symbolique et fantastique bien représentée dans le recueil. Il reprend des éléments de « Fusées« , écrits intimes dans lesquels Baudelaire évoque dans des termes très proches la chute de son auréole, tombée dans la boue de la rue. Hallucination, intuition mystique ? Dans ce poème, Baudelaire donne à l’idée un développement plus large et surtout plus ironique. Le poème est présenté sous une forme dialoguée ; on étudiera dans un premier temps l’intérêt et la signification de ce choix stylistique. L’analyse des tons formera le second axe.
I. Une forme dialoguée
A. Un texte en forme d’énigme
Le texte présente une conversation entre deux personnages non identifiés. Comme au théâtre, les répliques sont donc introduites par des tirets, mais en l’absence de didascalies, on ne sait pas qui parle. En outre, il s’agit d’un début in media res, c’est-à-dire que l’action est déjà commencée avant le début du texte. Au lecteur donc de deviner le lieu et la situation respective des deux interlocuteurs. Le premier interlocuteur jour un rôle mineur : il n’est qu’un faire-valoir du second, qui s’impose comme le héros de ce bref récit. Désigné par des périphrases littéraires, comme « le buveur de quintessences » ou « le mangeur d’ambrosie », on comprend qu’il s’agit d’une créature idéale, un poète doublé d’un être supérieur vertueux. L’auréole est un symbole d’élection, elle signale dans l’iconographie chrétienne les saints ; les élus de Dieu. Pourtant, autre énigme, après la perte de son auréole, ce personnage se retrouve ravalé au même rang que les « simples mortels », mais se satisfait tranquillement de cette situation.
B. La théâtralité
Dans cette brève saynète, la composition souligne les éléments dramatiques. La première réplique met en scène la stupéfaction du personnage quand il trouve son interlocuteur dans un « mauvais lieu » et souligne son étonnement (ligne 1). La seconde réplique, qui forme l’essentiel du poème, fournit l’explication du mystère. Les deux dernières répliques évoquent le sort cocasse qui attend l’auréole tombée, ce qui crée un effet de chute. La narration recherche constamment les effets de surprise et les souligne.
C. Un théâtre symbolique
Cette petite scène de comédie a évidemment une portée symbolique. Ce personnage d’une nature quasi-divine est retombé au niveau de l’humanité ordinaire : l’accident banal devient donc implicitement un crime contre l’idéal. En outre, le héros pèche contre la morale, quand il accepte sa déchéance, et profite de l’incident pour se livrer délibérément à l’immoralité. Le mystérieux héros du récit s’identifie bien sûr à Baudelaire lui-même. L’auréole symbolise son désir de perfection poétique et morale, aspiration qui s’exprime souvent dans les écrits intimes du poète. Mais cet être idéal est en même temps tenté de commettre « des actions basses ». On reconnaît ici la dualité profonde qui traverse la vie et l’œuvre de Baudelaire, déchiré par une « double postulation » entre le bien et le mal, partagé entre l’amour de la vertu et la tentation de la débauche. Cependant, ce drame du salut est ici constamment joué sur le mode ironique.
II. Les degrés de l’ironie
Dans ce petit texte subtil voisinent des formes diverses d’ironie, que Baudelaire combine avec virtuosité.
A. Les aspects burlesques
Le réalisme voisine constamment avec le fantastique : le traitement de l’auréole en est le meilleur exemple. Le narrateur en parle constamment comme s’il s’agissait d’un vulgaire chapeau. De même, l’incident de la perte de l’auréole est présenté d’une façon tout à fait réaliste : elle est causée par le trafic intense des voitures, à la suite du « mouvement brusque » du narrateur effrayé par la cohue parisienne. Plus loin, la proposition de l’interlocuteur de mettre une petite annonce pour retrouver l’objet ou de le réclamer au commissariat va dans le sens d’un réalisme trivial. Le comique de burlesque se définit par le décalage des tons. Ici, Baudelaire invente un nouveau burlesque, en traitant une réalité immatérielle sur le mode de la banalité. Les éléments psychologiques confirment la dimension burlesque. Le narrateur souligne à plaisir sa phobie des voitures, son manque de courage (lignes 9 à 11). Ce porteur d’auréole affiche une conscience plutôt élastique, tant il se satisfait aisément de la fange où il est tombé. Ce comique reste le plus souvent implicite, mais distille une ironie subtile et cocasse dans l’ensemble du poème.
B. Ironie et immoralité
On peut considérer le texte à deux niveaux successifs : dans un premier temps, on peut n’y voir qu’une scène plaisante née du goût de Baudelaire pour la mystification. Il la dirige contre lui-même, puisqu’il est ce personnage dégradé satisfait de sa propre déchéance. L’autodérision domine ici. Cependant, à un second niveau, le texte possède évidemment une signification morale. Le goût de l’abjection est revendiqué par le héros, tenté par le mal. Le champ lexical de la « boue » et de la « fange » le souligne. Mais, bien que cette déchéance soit vécue sur le mode tragique comme dans « Les Fleurs du Mal », elle est traitée sur le mode léger et grinçant de la dérision. C’est que le héros est un dandy qui prétend être au-dessus de la morale conventionnelle : « La dignité m’ennuie », affirme t-il, optant finalement pour le mal et ses divertissements, plutôt que pour le bien qu’il recherchait ardemment. La désinvolture caractérise enfin le style détaché et ironique du personnage : son désir cynique de profiter de l’occasion pour mieux s’encanailler est encore un trait du dandy, qui revendique volontiers sa propre perversion.
C. Une chute satirique
Le dernier paragraphe présente une hypothèse plaisante, celle qu’un « mauvais poète » profitera de l’incident pour se coiffer de l’auréole perdue. Il faut y voir une pointe de satire contre les poètes malhonnêtes, qui n’hésitent pas à se coiffer du bien d’autrui. Allusion au plagiat littéraire ou simplement raillerie contre les artistes médiocres qui prétendent à l’excellence ? Ces deux hypothèses sont possibles. Baudelaire à la fin de sa vie est constamment en butte aux milieux littéraires, qui le font souffrir par leur médiocrité et leur incompréhension à son égard. Sur un ton d’ironie railleuse, le personnage affirme à trois reprises le plaisir intense qu’il trouvera à se moquer de ces voleurs, signe encore de son détachement suprême.
Conclusion
L’originalité de ce poème réside dans l’alliance insolite du surnaturel et de l’ironie. Ce poème étrange et piquant est caractéristique d’un certain ton, que l’on retrouve dans « Le Don des Fées », « Chacun sa Chimère » ou encore « Les Tentations ». Dans tous ces textes, le fantastique est au service d’une vérité morale paradoxale, qui concerne étroitement le poète lui-même.