Nicolas Boileau

Boileau, L’Art Poétique, Chant I, Il est certains esprits dont les sombres pensées…

Poème étudié

Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Surtout qu’en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain, vous me frappez d’un son mélodieux,
Si le terme est impropre ou le tour vicieux :
Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse,
Et ne vous piquez point d’une folle vitesse
Un style si rapide, et qui court en rimant,
Marque moins trop d’esprit que peu de jugement.
J’aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
Qu’un torrent débordé qui, d’un cours orageux,
Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.

Introduction

Boileau écrit en 1674 un manifeste de l’écriture classique où il reprend les règles essentielles déjà énoncées par les écrivains du XVIIème.
Cette mise en forme de l’idéal classique se fera dans une forme pure, mesurée, didactique.
Ce long poème argumentatif en alexandrins dont nous étudions le plus célèbre extrait nous montre trois grandes étapes de l’écriture : la pensée, la langue, la méthode.

I. Un poème didactique

Plusieurs indices du texte révèlent qu’il s’agit d’un poème didactique.

1. Le ton impératif

Boileau s’adresse aux écrivains, pas au public en général (« vos écrits, travaillez… »).

2. Poème assez impersonnel

• Poème assez impersonnel au début (« il est », « on » etc) qui prend peu à peu les marques du « je » : « mon esprit n’admet point… / J’aime mieux… » pour montrer une préférence, un point de vue.

• Subjonctif à valeur impérative : « surtout qu’en vos écrits la langue. ..soit… ».

3. Des maximes

• Ici 2 vers à forte valeur morale que l‘on peut extraire de l‘ensemble)

• « ce qui se conçoit bien… / Hâtez-vous lentement …. » avec un bel oxymore que chacun peu retenir comme une leçon.

4. Des procédés rhétoriques

L’antithèse entre le beau et le laid, l’obscurité et la clarté, le rapide et le lent, le trouble et le pur.

Utilisation de métaphores de la nature permettant une visualisation de concepts abstraits comme le rythme de l’écriture, la clarté de la pensée etc…

II. De la pensée à l’écriture

1. Un discours argumentatif construit

3 étapes d’un discours argumentatif très construit (paragraphes plus que strophes ici) :

– Une pensée claire (origine) : la raison triomphante
– Une langue pure (moyen, instrument): la langue classique, les règles (récemment établies)
– Un rythme mesuré (méthode, démarche) : la rigueur, l’artisanat

2. Les étapes initiales et finales

Les étapes initiale et finale sont symétriquement illustrées par une métaphore naturelle et antithétique:

– nuages et ciel clair (obscurité et clarté de la pensée)
– ruisseau et torrent (patience et impatience dans le rythme de l’écriture)
– Grand équilibre des formes.
– Ampleur des périodes.
– Les vers vont souvent par paires.
– Rimes suivies qui accentuent cet effet de symétrie et de limpidité.

III. l’idéal de l’art classique :-clarté-beauté-patience

Le refus de la démesure, des extrêmes (l’ubris) est au cœur de la pensée théorique de Boileau.

La beauté réside dans la rigueur (le travail) et l’équilibre. Il s’agit pour l’écrivain d’être d’abord un bon artisan plutôt qu’un artiste passionné. La métaphore finale du « métier » (à tisser) insiste sur l’aspect artisanal et la rigueur du travail poétique.

La folie, la vitesse (« une folle vitesse ») sont exclus de cette pensée classique alors qu’ils seront au cœur de l’art romantique par ex.. La raison doit toujours dominer les passions.

Son poème par ses alexandrins, l’équilibre de ses vers, la progression de son argumentation est une bonne illustration d‘un idéal classique. Sonorités imitatives parfois (le « l » léger opposé au « r » lourd aux vers 21 à 24)

La beauté réside ensuite dans la clarté, le refus de la préciosité et du baroque que Boileau condamne nettement (pompeux barbarisme, vers ampoulé, torrent, …).

Chez Boileau la métaphore n’est pas le fruit d’une vision (comme chez Hugo, ou plus tard Rimbaud) mais elle est purement didactique : elle ne vise qu’à expliquer clairement une idée.

Conclusion

Le XVIIème siècle énonce les règles, les fixe avec un souci d’universalité dû au rayonnement de la culture française à cette époque. Ces règles d’équilibre, de clarté, de patience, de mesure, conviennent à un univers aristocratique et mondain.

Elles trouveront des successeurs modernes chez des écrivains comme Ponge qui au XXème siècle défendait une écriture artisanale tout en renouvelant complètement l‘art poétique.

Dès le XVIIIème, le sentiment et l’inspiration referont irruption dans l’écriture et remettront en cause les règles classiques. Plus tard les romantiques, partisans d’une inspiration divine puis les surréalistes, tenant de l’écriture automatique et onirique dénonceront cette mesure et se tourneront vers l’obscur, l’inconscient et le rêve.

Comme Baudelaire en son temps avec son célèbre « Là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté », Boileau énonce avec des vers si frappants qu’ils nous en reste des maximes, les principes de l’art de son époque.

Du même auteur Boileau, L'Art Poétique, Chant I, Vers 27 à 63

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