Vian, A tous les enfants, Chanson
Poème étudié
A tous les enfants qui sont partis le sac à dos
Par un brumeux matin d’avril
Je voudrais faire un monument
A tous les enfants
Qui ont pleuré le sac au dos
Les yeux baissés sur leurs chagrins
Je voudrais faire un monument
Pas de pierre, pas de béton
Ni de bronze qui devient vert
Sous la morsure aiguë du temps
Un monument de leur souffrance
Un monument de leur terreur
Aussi de leur étonnement
Voilà le monde parfumé,
Plein de rires, plein d’oiseaux bleus
Soudain griffé d’un coup de feu
Un monde neuf où sur un corps
qui va tomber
Grandit une tache de sang
Mais à tous ceux qui sont restés
Les pieds au chaud, sous leur bureau
En calculant le rendement
De la guerre qu’ils ont voulue
A tous les gras tous les cocus
Qui ventripotent (1) dans la vie
Et comptent et comptent leurs écus
A tous ceux-là je dresserai
Le monument qui leur convient
Avec la schlague (2), avec le fouet
Avec mes pieds avec mes poings
Avec des mots qui colleront
Sur leurs faux-plis (3) sur leurs bajoues
Des larmes de honte et de boue.
Vian, « A tous les enfants »
(1) ventripoter : verbe crée par B. Vian sur l’adjectif « ventripotent « (qui a un gros ventre).
(2) schlague : coups de baguette ; punition en usage autrefois dans l’armée allemande.
(3) faux-plis : pliures qui ne devraient pas exister.
Introduction
Boris Vian (10 mars 1920, Ville-d’Avray, près de Paris – 23 juin 1959, Paris) était un écrivain français, un ingénieur, un inventeur, un poète, un parolier, un chanteur, un critique et un musicien de jazz (plus exactement trompettiste). Il a également publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, et pris d’autres pseudonymes comme Bison Ravi (anagramme de son nom). Formé à l’École Centrale, puis ingénieur à l’Association française de normalisation (AFNOR), il reçut également le titre de satrape du Collège de Pataphysique.
Il a écrit 11 romans, 4 recueils de poèmes, plusieurs pièces de théâtre, des nouvelles, de nombreuses chroniques musicales (dans la revue Jazz Hot ), des scénarios de films, des centaines de chansons, etc., le tout avec une verve qui lui est propre.
« A tous les enfants » est l’une des chansons de cet artiste polyvalent et engagé, en marge du surréalisme. Ce texte poétique pacifiste, majoritairement composé d’octosyllabes, se scinde en deux parties antithétiques. La première, pathétique, est dédiée aux victimes de la guerre, tandis que la seconde, violemment polémique, s’en prend aux puissants à qui la guerre a profité. A l’hommage émouvant succède la satire agressive. Nous pourrons nous demander en quoi l’opposition de ces deux registres contribue à la musicalité de l’ensemble.
C’est pourquoi nous étudierons d’abord l’expression des sentiments de l’auteur avant d’envisager la progression musicale du texte. Enfin, nous pourrons nous interroger sur les fonctions de cette « chanson-monument ».
I. L’expression des sentiments personnels de l’auteur
« A tous les enfants » est un poème qui laisse une grande part à l’expression des sentiments personnels de Boris Vian. A cet égard, la présence de la première personne du singulier (v. 4, 8, 28, 31) montre son implication directe. On peut constater un contraste entre une douleur émouvante, retenue, dans la première partie du poème, et une colère violente dans la seconde.
1. Une évocation pathétique du sort des victimes
L’évocation des victimes de la guerre dans la première partie du poème est particulièrement pathétique, d’autant plus qu’elle est sobre, puisque marquée par la figure de l’euphémisme.
En effet, le poète ne parle jamais directement de la guerre ou des soldats. A la lecture des premiers vers, on pourrait croire qu’il évoque la rentrée des classes. Le fait de désigner les soldats par le mot « enfants » associé à l’expression « sac au dos » met en avant leur jeunesse. La formule de dédicace « A tous les enfants », évoque les expressions qui figurent en haut des monuments aux morts « A nos enfants », ou « Aux enfants morts pour la France », mais par connotation, c’est leur innocence et leur vulnérabilité qui sont surtout mises en avant.
Cette naïveté est reprise par le mot « étonnement » (v.14), qui est associé à leur terreur et à leur souffrance par une anaphore.
Le monde d’avant guerre est idéalisé, à travers des métaphores positives, aux vers 15 et 16. La répétition de « plein de » insiste sur l’idée de profusion représentée de façon détournée, par un euphémisme sous la forme d’une griffure. L’expression « griffé d’un coup de feu » (v.17) est aussi une synecdoque, puisqu’un seul coup de feu symbolise toute la guerre.
Le mot « mort » n’est pas prononcé : le verbe « tomber » est préféré au verbe « mourir ». Là encore, il s’agit d’un euphémisme.
On remarquera toutefois que la versification met en relief ce vers douloureux (v.19), particulièrement court, puisqu’il correspond à un seul hémistiche (4 syllabes). Sa dimension pathétique n’en est que plus forte.
Enfin, l’image de la tache de sang constitue la pointe finale de la première partie : là aussi, ce corps blessé symbolise tous les autres, il s’agit d’une synecdoque à valeur d’euphémisme. Mais comment ne pas songer au « Dormeur du val » de Rimbaud ? Il est impossible que B. Vian n’ait pas eu à l’esprit cette référence littéraire, puisqu’il utilise des procédés (l’euphémisme en particulier) et une image (la tache de sang) comparables.
2. L’expression de la colère
La conjonction de coordination « mais », au vers 21, marque le tournant du poème.
Après avoir rendu un hommage touchant aux soldats, B. Vian évoque les puissants, qui ont fomenté la guerre par intérêt, comme les industriels de l’armement ou les marchands d’armes.
Au registre pathétique succède une tonalité fortement polémique, qui progresse jusqu’à la colère.
On peut remarquer l’accumulation des mots péjoratifs pour qualifier ceux qui profitent de la guerre : « gras », « cocus » (v.25), « faux-plis », « bajoues » (v.33) et même un néologisme avec le verbe « ventripoter » (v.26).
Ces termes dévalorisants caractérisent majoritairement leur physique, qui est ainsi caricaturé à leur désavantage. Leurs défauts moraux et psychologiques ne sont pas moins accentués : ce sont des calculateurs.
B. Vian souligne leur intérêt pour le profit qu’ils tireront de la guerre au moyen des sonorités : on note au vers 23 une allitération en [k] : « Et comptent et comptent leurs écus ».
A partir du vers 29, Boris Vian devient plus violent : par ses mots, il veut infliger une humiliation personnelle à tous ces bureaucrates sans scrupule, vengeant ainsi les petits soldats héroïques.
L’énumération des moyens de cette vengeance, du vers 30 au vers 32, insiste sur la violence de ses intentions. La pointe finale, « Des larmes de honte et de boue », marque le résultat de cette humiliation et le renversement de l’ordre des choses : ceux qui dominaient la situation en période de guerre sont dominés par le poète.
Transition : Ce texte montre donc tour à tour deux états d’âme successifs. D’abord ému par le sort des enfants soldats, le poète est ensuite violent à l’égard des responsables de la guerre. Ce changement d’attitude est également perceptible à travers la musicalité du texte.
II. La progression musicale de l’extrait
1. Le rythme des phrases
Il ne faut pas oublier que les paroles de ce poème étaient destinées à être chantées : B. Vian a soigné les effets de rythme dans l’écriture des paroles, qu’il rend ainsi plus expressives.
Le rythme des phrases est remarquable. Les anaphores frappent d’emblée le lecteur : la formule dédicatoire : « A tous les enfants » se détache du reste des vers (v.1 et 5).
De même, la solennité du début est accentuée par la répétition du vers 4 au vers 8 : « Je voudrais faire un monument ».
Les vers 12 et 13 reprennent la formule en écho, à travers une anaphore : « Un monument de … ».
On remarque que le rythme est dans l’ensemble plutôt binaire, car les répétitions sont associées par deux, et certains vers sont nettement marqués à la césure (coupure rythmique en milieu de vers) par un effet de parallélisme : « Pas de pierre, pas de béton » (v.9), « Plein de rires, plein d’oiseaux bleus » (v.16)
Cette binarité appuyée est conservée dans la deuxième partie : « A tous les gras tous les cocus » (v.25), « Et comptent et comptent leurs écus » (v.27).
Mais la violence de sa colère semble produire une accélération finale, comme en témoigne l’énumération des vers 30 à 32. Le mot « avec » est répété cinq fois en trois vers. Le poète exprime alors une grande violence physique, parfois accentuée par des allitérations : « pieds/ « poings » (v.31).
2. La progression structurelle de la chanson
On peut noter que B.Vian a voulu faire un parallèle entre les deux parties de la chanson : dans les deux cas, on trouve une double dédicace aux destinataires des paroles, qui sont figés dans une posture et physiquement caricaturés : les enfants-soldats partent sac au dos à la guerre comme à l’école, tandis que les puissants malfaisants ressemblent tous à d’obèses bureaucrates.
Les deux mondes s’opposent comme s’ils se répondaient : à la fraîcheur du départ brumeux des petits soldats (v.3) correspond la chaleur du bureau qui abrite les pieds des méchants instigateurs de la guerre.
Il y a là une vision très manichéenne du monde : les soldats sont tournés vers l’extérieur, tandis que les « gras » sont calfeutrés dans leurs bureaux.
De même, les deux parties du poème se concluent chacune par un effet de pointe finale : à la tache de sang des innocent répondent « les larmes de honte et de boue ».
Ces parallélismes et ces oppositions rendent le poème très percutant : en effet, une chanson est faite pour frapper l’esprit de ses auditeurs en quelques minutes.
Ici, l’auteur utilise des clichés qui se répondent et s’opposent, donnant ainsi des repères à celui qui entend la chanson.
Ne faudrait-il pas se demander si cette progression rythmique du texte se vérifie au niveau musical ?
On peut penser en effet que l’interprète de la chanson commence piano, car le rythme du début est ralenti par des vers plus courts, des formules répétitives et solennelles : « A tous les enfants », « Un monument ».
En revanche, la deuxième partie doit certainement donner lieu à une accélération du rythme. Les allitérations sont plus marquées (v.27-31), on a de véritables énumérations (v.30-32) et des mots plus violents.
On a l’impression d’être passé d’une ballade triste à un jazz agressif. Il pourrait d’ailleurs être intéressant de vérifier notre hypothèse musicale sur un enregistrement de l’époque.
Transition : Mais cette poésie est bien loin de n’être qu’un objet musical. Elle est visiblement engagée, et elle peut nous interroger sur les fonctions ambitieuses que B. Vian semble vouloir prêter à une simple ritournelle.
III. Les fonctions de la poésie selon Boris Vian
1. La poésie engagée, une guerre des mots
Boris Vian est plus proche de Victor Hugo que de Théophile Gautier, car on peut constater qu’il s’engage fortement dans son texte en nous délivrant un message pacifiste. Toutefois, la fonction de la poésie selon B. Vian ne s’arrête pas à la simple expression d’un opinion : elle échappe au temps qui passe.
Il peut paraître assez paradoxal qu’un message délivrant un message aussi pacifiste que celui de B. Vian soit si agressif. Il nous montre en effet qu’il semble croire que les mots ont une efficacité comparable à celle des armes.
Sur ce point l’énumération des vers 30 à 32 est très révélatrice. L’auteur commence par évoquer une liste d’armes punitives : « sclague », « fouet », puis les parties du corps qui lui serviront pour un combat physique : « pieds », et « poings ». Il y a là une gradation ; le combat évoqué est de plus en plus rapproché, car on passe des armes à une sorte de corps à corps où le poète s’implique davantage. C’est pourquoi, au terme de cette liste, Boris Vian évoque : « …des mots qui colleront / Sur leurs faux-plis sur leurs bajoues / Des larmes de sang et de boue ».
On a l’impression que ses mots sont de véritables coups portés, encore plus violents que les agressions physiques évoquées auparavant. Il s’agit d’une métaphore implicite qui apparente le pouvoir de ses mots à des gifles.
2. La métaphore du monument
D’autre part, la fonction de la poésie de ce poème est comparable à un monument. Dans les années 1950, époque à laquelle a été écrit « A tous les enfants », la France se consacrait beaucoup à la commémoration de deux guerres mondiales, notamment par l’édification de monuments aux morts dans chaque petit village.
Ceux-ci étaient de plus ou moins bonne qualité, fabriqués en série. Boris Vian a exploité ce contexte pour en faire la métaphore maîtresse de son poème ; mais il rejoint à travers celle-ci un thème très ancien, qu’on trouve déjà dans la poésie antique, comme celle d’Horace : la poésie est faite pour durer, pour échapper au temps.
Boris Vian fait allusion dans quelques vers (9 à 11) à l’usure naturelle des monuments traditionnels : « Pas de pierre, pas de béton / Ni de bronze qui devient vert / Sous la morsure aiguë du temps ».
La poésie a un caractère qui la rend plus durable si elle passe à la postérité, mais elle constitue aussi un hommage digne aux morts, parce qu’elle est faite d’émotions plus personnelles.
Boris Vian substitue à ces matériaux apparemment solides (pierre, béton, bronze), mais soumis à l’érosion, des sentiments immatériels qui sont pourtant plus intenses, sur trois vers également (v. 12 à 14), qui répondent aux précédents : « Un monument / de leur souffrance / Aussi de leur étonnement ».
Ce monument verbal semble se matérialiser au fil de la chanson, car Boris Vian se fait de plus en plus résolu quant à son édification : dans la première partie, il emploie le conditionnel : « je voudrais faire un monument » (v. 4 et 8), ce qui marque une simple intention, mais dans la seconde partie, il emploie le futur de l’indicatif : « je dresserai », enhardi de colère.
Conclusion
Ainsi, l’opposition des registres dans les deux mouvements de la chanson crée une progression musicale originale : on passe d’un adagio plein de tristesse à la vivacité agressive d’une colère croissante.
Mais ce texte rejoint aussi ceux des poètes les plus engagés : la poésie est une forme de combat, et son message est éternel.
Il est simpliste de faire croire que la Deuxième guerre mondiale aurait été simplement orchestrée par une poignée de profiteurs machiavéliques « gras » et bureaucrates, aux dépens du reste de la population. En effet, à cette époque, il s’agissait surtout de combattre le nazisme…
Cette simple chanson rejoint donc les ambitions des poètes les plus anciens : échapper au temps qui passe, mais c’est aussi une chanson militante, dont le côté provocateur et pacifiste n’est pas sans rappeler « Le Déserteur », qui est le plus grand succès de Boris Vian.