Robert Desnos

Desnos, A la Mystérieuse, J’ai tant rêve de toi

Poème étudié

J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant
Et de baiser sur cette bouche la naissance
De la voix qui m’est chère?

J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués
En étreignant ton ombre
A se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas
Au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante
Et me gouverne depuis des jours et des années,
Je deviendrais une ombre sans doute.
O balances sentimentales.

J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps
Sans doute que je m’éveille.
Je dors debout, le corps exposé
A toutes les apparences de la vie
Et de l’amour et toi, la seule
qui compte aujourd’hui pour moi,
Je pourrais moins toucher ton front
Et tes lèvres que les premières lèvres
et le premier front venu.

J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé,
Couché avec ton fantôme
Qu’il ne me reste plus peut-être,
Et pourtant, qu’a être fantôme
Parmi les fantômes et plus ombre
Cent fois que l’ombre qui se promène
Et se promènera allègrement
Sur le cadran solaire de ta vie.

Introduction

« A la mystérieuse » de Robert Desnos, poète surréaliste, est un recueil de poèmes consacrés à l’amour, dans lesquels le poète construit une figure féminine idéale. Le recueil fut publié en 1930 dans « Corps et Biens« . Dans « J’ai tant rêvé de toi« , le poète s’adresse directement à la femme aimée en un poème prose, composé de courts paragraphes. Nous verrons, dans un premier temps, que ce poème peint un amour fragile, puis nous verrons que seule la poésie peut construire un amour véritable et durable.

I. La peinture d’un amour fragile

A. Le lyrisme amoureux.

Dans ce poème, le sujet lyrique s’adresse directement à la femme aimée. La déclaration du « je » au « tu » crée une intimité tangible. « Je » n’hésite pas en effet à dévoiler son attirance physique pour celle à qui il s’adresse. Il évoque les parties de son corps (« cette bouche », « ton front et tes lèvres ») et le plaisir qu’elles lui procurent.
Ce plaisir touche presque tous les sens : l’ouïe, avec l’évocation « de la voix qui lui est chère » ; la vue, avec « l’apparence réelle » de la femme ; le toucher surtout, qui s’exprime dans une série de verbes qui ressuscitent des attouchements sensuels (« atteindre », « baiser », « étreignant », « toucher ton front et tes lèvres »).
L’adresse directe à la femme permet au poète de lever le voile de son intimité sans exhibitionnisme. Le lecteur ne ressent donc pas le malaise du voyeurisme. De plus, du fait que le « tu » n’est jamais nommé ou caractérisé précisément (est-elle grande ou petite ? brune ou blonde ?), le lecteur peut s’identifier au sujet en même temps qu’il substitue au « tu » anonyme un nom qui lui est cher. Il partage ainsi les sentiments du poète et sympathise avec son amour.

B. La fragilité d’un amour réel.

Cependant, l’amour du poète pour celle qu’il aime paraît fragile. La composition en courts paragraphes, qui laissent le blanc envahir la page et même menacer la parole poétique, en est le reflet. La fragilité de l’amour se lit aussi dans les modalités de doute qui structurent le poème : la question initiale (« est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui m’est chère ? ») place le poème sous le signe de l’inquiétude ; la répétition des adverbes « peut-être » et « sans doute » scandent alternativement le poème. Enfin, l’amour est fragile parce qu’il s’inscrit dans l’éphémère, dans l' »aujourd’hui ». Les formules sont nombreuses pour indiquer la brièveté de l’amour : de l’interrogation (« est-il encore temps […] ? ») au constat (« il n’est plus temps »).

Transition : Le poète semble se déclarer et évoquer son amour dans une complicité avec le lecteur. Pourtant, l’amour réel déçoit : il oscille entre le doute et l’angoisse de la fin. Ainsi l’amour ne semble s’épanouir que dans l’écriture et non dans la réalité.

II. La poésie, pour construire un amour véritable et durable

A. La rencontre dans la poésie.

Au-delà de la fragilité de l’amour, le poème exprime l’impossibilité pour le poète de rencontrer la femme réelle.
La première phrase initie une bipartition de l’univers amoureux : d’un côté le rêve (« J’ai tant rêvé de toi »), et l’autre la réalité (« tu perds ta réalité »). Or le poète et son aimée n’occupent jamais le même monde. Dans le troisième paragraphe, le poète essaie d’appréhender la femme, mais il n’atteint qu’une « ombre » ; dans le paragraphe suivant, il tente d’envisager la femme dans sa réalité, mais c’est alors lui qui devient une « ombre ». Le même chassé-croisé se poursuit tout au long du poème, résumé dans la courte phrase nominale qui s’inscrit au coeur du texte « O balances sentimentales ». L’amour semble osciller entre le désir et la réalité, sans jamais les réunir. Le poète éprouve des difficultés à rencontrer la femme aimée, s’il ne cesse de la croiser, sans jamais parvenir à l’atteindre, la poésie semble pourtant offrir le réconfort de l’union. En effet, le poète se propose, en dernière instance, d’être « fantôme parmi les fantômes », pour rejoindre celle avec qui il a « tant marché, parlé, couché », c’est à dire le « fantôme » de la femme aimée (« ton fantôme »). Ainsi, la rencontre impossible dans le réel, est possible parmi les ombres. Or, qu’est-ce que ces ombres sinon les personnages sans chair, suscités par les mots sur le papier ? Qui d’autre que la poésie peut rendre tangible cet univers onirique dans lequel seul les deux êtres peuvent s’unir. Le rêve est ce trait d’union entre le « je » et le « tu » (« J’ai tant rêvé de toi ») ?

B. La conquête de l’éternité.

De plus, la poésie substitue l’éternité poétique à la fragilité éphémère de l’amour. L’éternité se lit d’abord dans le refrain, « J’ai tant rêvé de toi », qui imprime au poème la force de la régularité, du retour au même, de l’immuabilité. Ce refrain, au passé composé, prolonge le plaisir du rêve du passé, jusque dans le présent, sous le signe d’une continuité qui contraste avec le présent de la perte réelle (« tu perds »).
L’éternité se lit aussi dans la symétrie du poème autour de la phrase nominale « O balances sentimentales ». De part et d’autre de cette phrase charnière, deux refrains, mais aussi deux modalisateurs de doute (« peut-être », « sans doute », « sans doute », « peut-être »), disposés en chiasme. Ainsi, le poème est conçu comme un miroir, chaque moitié renvoyant éternellement à l’autre, dans un jeu de reflets infinis. La « balance » n’est donc plus la fragilité des deux amoureux qui se croisent sans se rencontrer mais le mouvement perpétuel du pendule bien réglé.
Enfin, on notera l’hyperbole qui clôt le poème : « plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allégrement que le cadran soleil de la vie ». Elle souligne la longévité du « fantôme » littéraire par opposition à la brièveté de la vie, qui fait le tour du cadran avant de disparaître.

Transition : Ainsi, la poésie offre à l’amour l’épanouissement dans la durée.

Conclusion

Dans un premier temps, le poème offre une vision pessimiste de l’amour, fragile, voire impossible. Mais il réconforte ensuite le lecteur, qui s’est identifié au sujet lyrique qui n’embrasse que des ombres, en lui offrant un amour véritable et durable, dans l’imaginaire et la création littéraire.
Par ce poème lyrique, Desnos s’inscrit dans la longue lignée des poètes qui n’ont cessé de chanter l’amour et ses ambiguïtés.

Du même auteur Desnos, Destinée arbitraire, Bagatelle Desnos, Chantefables et Chantefleurs, L'Escargot et la Coccinelle Desnos, Corps et Biens, Dans bien longtemps..

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